Les leçons du FLQ et de la crise d’Octobre

Avec le 50e anniversaire des événements d’Octobre 1970 cet automne, les débats sur le Front de libération du Québec ont ressurgi. Les uns dénoncent les felquistes comme de vulgaires « terroristes ». Les autres les célèbrent comme un modèle à suivre. D’autres encore reconnaissent les problèmes dénoncés par le FLQ, mais jugent qu’il aurait dû passer par des moyens « démocratiques » pour arriver à ses fins.


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Pour les marxistes, il ne fait aucun doute que les révolutionnaires du FLQ ont fait preuve d’un courage et d’une fougue rarement vus dans l’histoire du Québec. Mais il faut avouer l’échec de leurs méthodes. Bien que les pires manifestations de l’oppression nationale des Québécois aient été atténuées, nous ne vivons toujours pas dans une « société libre et purgée à jamais de sa clique de requins voraces », pour reprendre les termes du manifeste du FLQ. « Il y a toujours des pauvres, même s’ils peuvent acheter leurs guenilles en français », comme aurait dit Charles Gagnon.

Le même État fédéral réactionnaire contre lequel les felquistes se sont battus demeure en place, et les « big boss patronneux » de la bourgeoisie anglophone comme francophone continuent d’exploiter les travailleurs. La lutte entreprise par les révolutionnaires des années 60 et 70 est loin d’être terminée. C’est pour cette raison qu’il importe non pas de glorifier ou de condamner le FLQ, mais d’étudier lucidement ses erreurs et ses faiblesses. Plus que jamais aujourd’hui, il nous faut une révolution, et l’histoire du FLQ et ses leçons permettent d’éclaircir cette lutte.

La Grande noirceur

Pour bien comprendre le FLQ, il faut comprendre le contexte historique dans lequel il émerge. Ce contexte, c’est la Révolution tranquille.

Suite à la Seconde Guerre mondiale, les pays capitalistes avancés connaissent une période de boom économique sans précédent. L’économie du Québec aussi se développe fortement et se modernise. Mais sa structure politique demeure arriérée. C’est la Grande noirceur, qui dure de l’élection de Maurice Duplessis en 1944 jusqu’à sa mort en 1959. Celui-ci dirige le Québec en despote (on le surnomme d’ailleurs « le Chef »), pour le compte des impérialistes américains et anglo-canadiens.

La domination des impérialistes sur le Québec, à la base du mouvement de libération nationale, s’explique par la faiblesse historique de la bourgeoisie québécoise. La conquête anglaise avait fait obstacle au processus de développement d’une bourgeoisie francophone au Québec. Le Québec devint le terrain de jeu de la bourgeoisie anglophone. Par conséquent, la bourgeoisie canadienne-française était faible et exclue des industries lourdes et de la finance, concentrant ses activités sur l’économie rurale traditionnelle et les industries de services pour le compte des grandes sociétés anglophones. Elle contrôlait moins de 20% de l’économie québécoise.

Le Chef, à la tête de sa petite province, assure à ses maîtres américains et canadiens-anglais un accès à des ressources naturelles et une main d’œuvre à bas prix. Le Québec est alors comme une grande « sweatshop », dont les travailleurs sont francophones et les patrons et contremaîtres sont anglophones. En 1961, le salaire moyen des hommes francophones unilingues correspond à 52% de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. Alors que le Québec représente 27% de la population du Canada, il représente 40% des chômeurs du pays.

Pour assurer la docilité de ces travailleurs exploités, le despote québécois fait la promotion d’un nationalisme conservateur et religieux, avec la complicité de l’Église catholique. Lorsque cela ne fonctionne pas, c’est la police qu’on envoie pour réprimer les éléments séditieux. Notamment, la fameuse Loi du cadenas, qui sert à fermer les lieux utilisés par les communistes et qui interdit les publications « tendant à propager le communisme ou le bolchevisme ».

Mais le régime Duplessis ne parviendra pas à garder le couvercle sur la marmite. Le boom d’après-guerre entraîne une industrialisation rapide du Québec, et une urbanisation correspondante. En 1960, 70% de la population vit en ville. La classe ouvrière se développe, de même que son activité. Au début des années 30, le taux de syndicalisation au Québec se tenait entre 8 et 10%, mais il grimpe à 28,3% en 1959. Les années 50 sont marquées par des grèves vigoureuses qui représentent un éveil du mouvement ouvrier québécois, notamment la grève d’Asbestos de 1949, celles de Louiseville et de Dupuis Frères de 1952 et celle de Murdochville de 1957. Les syndicats connaissent de profondes transformations, avec la déconfessionnalisation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), ancêtre de la CSN, et la fondation de la Fédération des Tra­vailleurs du Québec (FTQ).

Encouragée par la vigueur du mouvement des travailleurs, la petite-bourgeoisie francophone aussi relève la tête. Habituée à servir ses maîtres impérialistes, elle commence à rêver à être « maître chez elle ». La mort de Duplessis en 1959 donne la dernière poussée à ce processus.

La Révolution tranquille

Porteur des aspirations de la petite-bourgeoisie francophone, le Parti libéral de Jean Lesage est élu en 1960 sur un programme de réformes. Commence alors la Révolution tranquille. L’État québécois connaît une modernisation rapide. La déconfessionnalisation du système d’éducation donne un dur coup à l’Église, de même que la prise de contrôle par l’État du système de santé, jusque-là géré par l’Église. Malheureusement, le mouvement ouvrier avait échoué à créer un parti des travailleurs dans la période précédente, et les directions syndicales de la FTQ et de la CSN appuient alors le PLQ lors de l’élection de 1962. En retour, et suite à des luttes combatives, les travailleurs se voient accorder certaines concessions : une nouvelle loi du travail donne plus de droits aux syndicats et les employés de l’État obtiennent le droit de se syndiquer et de faire la grève.

La Révolution tranquille constitue aussi l’occasion pour la petite-bourgeoisie et la faible bourgeoisie francophones de se consolider. Alors que la bourgeoisie francophone est trop faible pour concurrencer l’impérialisme canado-américain, l’État, lui, représente un levier capable de soutenir le développement d’une bourgeoisie francophone forte reprenant contrôle de l’économie québécoise. C’est ce que veut vraiment dire le slogan « Maîtres chez nous » utilisé par les libéraux lors des élections de 1962. Le manifeste du Parti libéral lors de cette campagne affirme que « l’ère du colonialisme économique est finie dans le Québec (sic) ».

L’exemple le plus célèbre de ce nationalisme économique est la nationalisation de l’hydro-électricité, menée par le ministre des Ressources naturelles, René Lévesque, et la création d’Hydro-Québec. Plusieurs autres sociétés d’État sont créées pour retirer les ressources naturelles des mains des impérialistes, comme la SOQUEM (exploration minière), REXFOR (foresterie), Sidbec (métallurgie), et la SOQUIP (ressources pétrolières).

De plus, le Parti libéral renforce la bourgeoisie francophone en lui donnant accès à des capitaux. En effet, la faiblesse de la bourgeoisie francophone s’expliquait en partie par sa dépendance aux capitaux étrangers. Reconnaissant ce problème, les plus grandes familles bourgeoises francophones s’étaient déjà réunies en 1958 pour créer Corpex, une première banque d’affaires sous contrôle francophone et au service des hommes d’affaires francophones. Dans le même esprit, le gouvernement Lesage met sur pied deux institutions financières, la Société générale de financement (1962), et la Caisse de dépôt et de placement du Québec (1965), qui donnent accès à des capitaux aux entrepreneurs francophones. La Révolution tranquille voit donc la bourgeoisie francophone se tailler une place dans l’économie.

Finalement, la Révolution tranquille a pour effet de donner lieu à un bouillonnement intellectuel, et à une remise en question de l’ordre établi. Les vannes avaient été ouvertes. La Révolution tranquille n’est pas entièrement canalisée par le Parti libéral. Malgré les réformes, beaucoup de travailleurs se rappellent qu’il s’agit d’un parti bourgeois et corrompu. Pour certains, ça ne va pas assez vite ni assez loin. La condition de la classe ouvrière demeure miséreuse. L’idée que la libération nationale passe par l’indépendance gagne en popularité.

À gauche et au sein du mouvement ouvrier, inspirés par les révolutions coloniales (dont nous parlerons plus loin) et par les idées socialistes, apparaissent des groupes qui font la promotion de l’indépendance, du socialisme, ou des deux.

Notamment, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), groupe indépendantiste de centre-gauche, naît en septembre 1960, et se transformera en formation électorale en 1963. Marcel Chaput, un de ses dirigeants, publie un petit livre intitulé Pourquoi je suis séparatiste, qui fait sensation.

L’Action socialiste pour l’indépendance du Québec (ASIQ) est fondée en août 1960. Elle demeurera marginale, mais influencera l’idéologie future du FLQ. Un de ses principaux théoriciens, Raoul Roy, écrit par exemple que « les Canadiens français forment un peuple colonisé et presque entièrement prolétarisé, occupé par une grande bourgeoisie colonialiste de langue et de culture étrangères »[9]. Son article de 1962 intitulé « Efficacité de la violence » représente peut-être les débuts du virage vers le terrorisme individuel chez l’aile la plus radicale des indépendantistes : « À moins que les indépendantistes québécois se contentent d’élection en élection d’un petit pourcentage du vote, […] il va être nécessaire d’envisager d’autres formes d’action plus susceptibles d’ébranler et de détraquer l’appareil d’occupation colonialiste au Québec. […] Nous en sommes à ce point qu’il ne nous reste pas d’autre alternative que la violence pour nous faire entendre. »

Fondation du FLQ

L’automne 1962 est marqué par des manifestations durement réprimées. Certains membres du RIN commencent alors à s’orienter vers des moyens plus « radicaux », et forment secrètement le Comité de libération nationale (CLN) en octobre 1962 et le Réseau de résistance en novembre 1962. Le CLN vise à entreprendre la construction d’une organisation à la fois politique et « militaire » capable de mener des actions armées. Le Réseau se réunit pour faire des « actions directes » contre des « symboles coloniaux », c’est-à-dire faire du vandalisme. Mais une aile veut aller plus loin. Elle incendie des bâtiments et des camions du CN à Montréal, et lance un cocktail Molotov dans une vitre du poste de radio anglophone CKGM. Le CLN et le Réseau sont rapidement dissous, mais leur aile la plus radicale se reconstituera sous la forme du Front de libération du Québec.

Le FLQ est créé en février 1963 par Raymond Villeneuve, Gabriel Hudon et George Schoeters. Ils forment le noyau de ce qui sera connu plus tard comme le « FLQ-63 », qui commet la première vague d’attentats. Dans la nuit du 7 au 8 mars, ils lancent des bombes incendiaires contre trois casernes militaires. Le FLQ publie son premier communiqué : « L’indépendance du Québec n’est possible que par la révolution sociale. […] Étudiants, ouvriers, paysans, formez vos groupes clandestins contre le colonialisme anglo-américain. L’indépendance ou la mort! »

Le terme « révolution sociale » utilisé ici caractérise assez bien l’ambiguïté de l’idéologie du FLQ. Même Pierre Bourgault, leader du RIN somme toute assez « modéré » de son propre aveu, avait affirmé lors du congrès de constitution du RIN en parti électoral quelques jours auparavant, le 4 mars : « Il faut que l’indépendance s’accompagne de la révolution sociale. » Si le FLQ dit généralement se battre pour les travailleurs, son projet de « révolution sociale » demeure flou. Le FLQ se définit plutôt par ses méthodes axées sur la lutte armée que par son idéologie, oscillant entre le nationalisme et un socialisme assez vague, avec des touches de marxisme ici et là.

Cette confusion idéologique s’explique aussi en partie par la structure de l’organisation. Loin d’être une organisation démocratique avec des structures claires et des corps dirigeants élus, le FLQ prendra plutôt la forme d’un « mouvement » ou d’une bannière. Au cours de son existence, différents réseaux, cellules, organisations, etc. se revendiqueront du FLQ. Ceux-ci auront plus ou moins de liens entre eux et se formeront et se déferont spontanément au fil des coups de filet de la police. Entre les différents réseaux, on insistera à des degrés variés sur l’aspect « socialisme » du projet.

Par exemple, le réseau de La Cognée, le journal du mouvement, se considère comme le « comité central » du FLQ (son autorité réelle reste à démontrer). La Cognée évite systématiquement et volontairement d’utiliser le terme « socialisme », pour des raisons « tactiques ». Mais le célèbre réseau Vallières-Gagnon, lui, sera plus clairement marxisant et parlera ouvertement de socialisme, et remplacera en 1966 La Cognée comme réseau dominant sur le plan idéologique.

Indépendance ou socialisme?

Mais cette confusion s’explique plus profondément. Les années 60 sont marquées par une grande confusion à gauche qui touche à peu près tous les groupes et partis. Si le socialisme imprègne une grande partie du mouvement ouvrier québécois, la question nationale vient brouiller les cartes. Comment concilier libération nationale et libération des travailleurs? Le RIN, bien qu’il parle de « révolution sociale » se concentre d’abord et avant tout sur la question de l’indépendance. Cela mènera le parti à simplement se dissoudre et suggérer à ses militants de rejoindre le PQ naissant. La populaire revue socialiste indépendantiste Parti pris défendra dans son Manifeste de 1964 une position « étapiste » : l’indépendance du Québec en alliance avec la bourgeoisie québécoise d’abord, le socialisme plus tard.

Le problème est que personne ou presque ne défend une position de classe ferme. Le rôle des militants révolutionnaires de l’époque aurait été de mettre de l’avant un programme ouvertement socialiste visant à rassembler la classe ouvrière québécoise en un parti socialiste des travailleurs. Cela aurait permis de couper l’herbe sous le pied des libéraux qui prétendaient vouloir libérer le Québec, et plus tard du PQ qui souhaitait unir toutes les classes de la province dans la lutte pour la souveraineté. Il aurait fallu expliquer clairement que les demi-réformes libérales et le projet péquiste étaient un cul-de-sac qui n’allait pas libérer les travailleurs québécois.

Le révolutionnaire irlandais James Connolly a expliqué : « Si demain on repoussait l’armée anglaise et qu’on hissait le drapeau vert au sommet du château de Dublin, nos efforts seraient vains à moins d’entreprendre l’organisation de la république socialiste. L’Angleterre nous dominerait toujours. Elle nous dominerait à travers ses capitalistes, à travers ses propriétaires fonciers, ses financiers, à travers toute la gamme d’institutions commerciales et individualistes qu’elle a implantée dans ce pays et qu’elle a arrosée des larmes de nos mères et du sang de nos martyrs. » De la même façon, au Québec la libération nationale ne pouvait passer que par une révolution socialiste à la fois contre les impérialistes anglophones et la bourgeoisie francophone. L’indépendance sous la gouverne d’un parti d’hommes d’affaires et d’avocats ne réglerait aucun des problèmes des travailleurs québécois.

Il aurait fallu argumenter que de confier la lutte de libération nationale à l’un de ces partis était une erreur, et qu’un programme socialiste de nationalisation des grands leviers de l’économie, sous le contrôle démocratique des travailleurs, était la seule façon de lutter contre l’impérialisme et de libérer le Québec. Cela aurait aussi dû être combiné à un appel à la solidarité des travailleurs anglo-canadiens, lesquels ont un intérêt de classe à lutter contre l’oppression des Québécois, et à renverser la domination capitaliste et l’État fédéral bourgeois.

Malheureusement, l’absence d’une perspective de classe et la confusion régnante permettront finalement au PQ de prendre la place, y compris au sein de la gauche. Cela a contribué considérablement à faire obstacle à la radicalisation montante du mouvement ouvrier québécois. Le FLQ sera caractérisé lui aussi par cette confusion.

Le réseau Vallières-Gagnon

Mais un groupe à l’existence éphémère se rapproche d’une position correcte. C’est le Mouvement de libération populaire, fondé par Pierre Vallières et Charles Gagnon. Vallières et Gagnon seront ce qui se rapproche le plus de théoriciens chez les felquistes. Ils apparaissent sur la scène en 1964 lorsqu’ils fondent Révolution québécoise, une revue se disant marxiste. Celle-ci a comme particularité de s’opposer à la position dite des « deux étapes » de Parti pris. Avec raison, Révolution québécoise dénonce l’opportunisme de Parti pris, étant donné que sa position des deux étapes la pousse à soutenir la possibilité d’alliances avec la bourgeoisie québécoise nationaliste. Révolution québécoise affirme au contraire : « La sécession en elle-même est une mesure à combattre si elle n’est pas nécessitée par l’établissement au Québec d’une économie de type socialiste. »

Vallières et Gagnon accomplissent un autre pas dans la bonne direction en 1965 lors de la formation du Mouvement de libération populaire. Créé par la fusion de Révolution québécoise et de Parti pris, et rejoint par le Groupe d’action populaire et la Ligue socialiste ouvrière, d’allégeance « trotskyste », le MLP vise à former un parti de cadres révolutionnaires, « avant-garde » d’un éventuel parti des travailleurs. Il reconnaît que « de toutes les formes de lutte, celle qui convient le mieux au Québec à l’heure actuelle est la lutte ouverte », et rejette la lutte armée et clandestine pour l’instant. Pierre Vallières devient son premier permanent.

Mais Vallières et Gagnon entretiennent parallèlement en secret des liens avec le FLQ, qu’ils envisagent de rejoindre. En octobre 1965, La Cognée publie un texte de Vallières (qui utilise un alias) dans lequel il critique l’amateurisme et le manque de sérieux du mouvement : « Le FLQ est, à toutes fins pratiques, un vague rassemblement de groupuscules plus ou moins agissant dont les membres (ou à peu près) sont connus de la police et des indépendantistes militants. » Il ajoute : « Au niveau de l’action, on semble plus souvent préoccupé d’agir au jour le jour, au hasard des prétextes à bombes et à cocktails Molotov, au hasard des manifestations ou de certains événements politiques […]. »

Dans un revirement assez typique de la confusion idéologique qui règne à l’époque, Vallières et Gagnon quittent rapidement le MLP et rejoignent le FLQ, entraînant une partie des militants du MLP avec eux. Reniant sa position de quelques mois auparavant, et critiquant le MLP, Vallières adopte une position guérillériste en décembre 1965 : « Vouloir créer un parti d’avant-garde avant que la guerre de libération soit achevée, c’est mettre la charrue devant les bœufs. […] Ici, comme en Algérie et à Cuba, le développement de la Révolution vers le socialisme ne sera pas la conséquence chez le peuple et les combattants (militants et partisans) d’un choix doctrinal précis, mais la résultante de la marche même du peuple québécois vers l’indépendance. »

Le « réseau Vallières-Gagnon », formé en 1966, deviendra probablement le plus célèbre du FLQ. S’il s’oriente plus vers le marxisme, c’est un marxisme déformé, fortement influencé par le maoïsme. Cette influence reflète une tendance générale dans les années 60 dans le monde, avec la montée en popularité du maoïsme et de toutes ses variantes, notamment le guévarisme, à travers les révolutions coloniales.

Révolutions coloniales

Les années 50 et 60 sont marquées par une vague de mouvements de libération nationale à travers le monde. En 1960 seulement, 17 pays africains obtiennent leur indépendance. Les révolutionnaires cubains menés par Fidel Castro et Che Guevara prennent le pouvoir en 1959. L’Algérie obtient son indépendance en 1962, après une violente guerre contre l’occupant français menée par les nationalistes du Front de libération nationale (FLN).

Les felquistes se considèrent comme faisant partie de ce mouvement anticolonial. Le premier manifeste du FLQ, publié le 16 avril 1963, commence ainsi : « Depuis la Seconde Guerre mondiale, les divers peuples dominés du monde brisent leurs chaînes afin de conquérir la liberté à laquelle ils ont droit. Après tant d’autres, le peuple québécois en a assez de subir la domination du colonialisme. » Le CLN, l’ancêtre du FLQ, donnait à ses militants des cours qui « commençaient avec l’Algérie, Cuba, le Vietnam, la Résistance française et les Patriotes de 1837-1838 ».

Or, la lutte anticoloniale prend souvent la forme d’une lutte armée. Mao Zedong et le Parti communiste chinois, à la tête d’énormes armées paysannes, avaient pris le pouvoir en 1949 après une longue guerre de guérilla contre le nationaliste bourgeois Tchang Kaï-chek, allié aux impérialistes occidentaux, et contre les envahisseurs japonais. Castro avait renversé le dictateur Batista grâce à une guérilla lancée par une petite troupe de révolutionnaires armés de vieilles carabines. Les nationalistes vietnamiens regroupés autour de Hô Chi Minh évincent les armes à la main d’abord les Japonais, puis les Français, puis pointent leurs fusils vers les envahisseurs américains. Che Guevara quitte Cuba en 1965 pour poursuivre la guérilla dans le reste de l’Amérique latine.

Ces victoires donnent un énorme prestige aux méthodes de lutte armée et aux leaders révolutionnaires qui s’en sont servis, comme Mao et Guevara. De plus, la Chine maoïste réussit, et particulièrement dans les pays coloniaux, à se présenter faussement comme un modèle de rechange « révolutionnaire » face à l’Union soviétique bureaucratique et dégénérée.

Avec ces exemples en tête, des jeunes et des travailleurs impatients de se battre contre l’oppression nationale ou contre le capitalisme forment des groupes armés un peu partout à travers le monde : l’Irish Republican Army en Irlande du Nord, l’ETA au Pays basque espagnol, le Weather Underground aux États-Unis. À travers l’Amérique latine, des groupes de guérilleros se forment, notamment les Tupamaros en Uruguay.

Le Québec ne fait pas exception au phénomène. Le FLQ établit des liens avec les gouvernements cubain et algérien. Vallières et Gagnon vont faire un tour des États-Unis pour rencontrer les militants des Black Panthers. Deux militants felquistes « Selim et Salem », vont s’entraîner en Jordanie avec les fedayin, résistants palestiniens. À la caméra de Radio-Canada, ils affirment : « Nous allons orienter notre tactique vers l’assassinat sélectif. Les vrais responsables vont payer. Du point de vue pratique, nous commencerions par tuer le premier ministre mais évidemment, ce n’est pas tellement possible. »

L’idéologie des felquistes est donc très influencée par celle des mouvements anticoloniaux. Ils lisent des auteurs comme Frantz Fanon, Fidel Castro, Mao et Che Guevara. Ils en retiennent surtout l’accent mis sur la lutte armée. Particulièrement, la stratégie du « foquisme » de Guevara transparait dans les actions du FLQ. Celle-ci affirme qu’il ne faut pas attendre d’avoir l’appui des masses pour lancer la lutte armée, mais qu’un petit groupe de révolutionnaires peut gagner l’appui des masses en lançant la lutte armée.

Or, et sans vouloir parler tout de suite de la pertinence ou non de la lutte armée en tant que telle, il faut souligner le caractère particulier des révolutions cubaine, chinoise et vietnamienne ayant expliqué le recours à la guérilla. Dans les trois cas, la guérilla a été menée par des armées paysannes contre l’État faible d’un pays pauvre ou contre des armées étrangères d’occupation. Mais il serait ridicule de croire qu’un petit groupe de guérilleros puisse renverser la puissance d’une armée moderne d’un pays capitaliste avancé sur son propre terrain.

De plus, ces armées se battaient notamment pour un programme de réforme agraire, dans des pays encore largement ruraux et à l’économie fondée sur l’agriculture. Elles pouvaient donc profiter d’une grande population paysanne pauvre prête à mener une lutte de classe contre les gros propriétaires terriens.

Elles opéraient en terrain propice à la guérilla, sur les immenses terres de Chine ou dans la jungle cubaine ou vietnamienne. La guérilla constitue une tactique paysanne propre aux pays peu industrialisés ni urbanisés, et fortement agraires. Or, comme nous l’avons vu, le Québec était urbanisé à 70% à cette époque, avec une paysannerie quasiment disparue.

Finalement, la faiblesse des méthodes guevaristes sera révélée tragiquement en octobre 1967, lorsque l’armée bolivienne capture et exécute Che Guevara. Les guérilleros autour de Guevara en Bolivie n’avaient pas reçu l’appui de la paysannerie. De plus, l’impérialisme américain avait appris de ses erreurs à Cuba. Il avait depuis peaufiné ses méthodes et opérations anti-insurrectionnelles. La CIA avait été dépêchée pour entraîner l’armée bolivienne pour aller capturer et assassiner Guevara et tuer la guérilla dans l’oeuf. Ces mêmes bandits impérialistes de la CIA apporteront aussi leur aide au Canada lors des événements d’octobre 1970.

L’agitation armée

Malgré les déclarations grandiloquentes sur l’approche de l’heure de l’insurrection, le FLQ ne se rendra jamais réellement à mener une guérilla à proprement parler. S’il est constamment question de « former des partisans », de créer une armée révolutionnaire, de « prendre le maquis », les actions du FLQ en resteront au terrorisme individuel, à « l’agitation armée ».

De 1963 à 1970, son activité se concentrera surtout sur la pose de bombes (près de 300) et les braquages pour se financer. Et les bombes ne viseront virtuellement jamais de cibles humaines, sautant généralement en pleine nuit dans des bâtiments vides. Ces attentats feront 10 morts, presque tous accidentels ou non prémédités, dont quatre felquistes. L’attentat à la bombe le plus spectaculaire sera celui à la Bourse de Montréal, le 13 février 1969 en plein jour, qui fera 20 blessés. Tout cela culminera avec les événements d’octobre 1970, sur lesquels nous reviendrons plus tard, après quoi le FLQ déclinera rapidement en 1971 et 1972.

En réalité, l’agitation armée et la stratégie du « foquisme » n’ont déjà à l’époque rien de nouveau. Il s’agit essentiellement d’une reformulation du vieux concept anarchiste de « propagande par le fait », c’est-à-dire d’essayer d’encourager la révolte en posant des attentats terroristes. Charles Gagnon écrit par exemple le 3 mai 1968 : « Le peuple québécois est en colère. Il ne manque que l’étincelle pour mettre le feu. Et c’est précisément le rôle de l’avant-garde révolutionnaire, notre rôle, de faire éclater cette étincelle. Il faut mettre le feu partout au Québec. Il nous faut prononcer des paroles de feu, poser des gestes de feu et les multiplier. » Il est assez ironique d’ailleurs que des « marxistes » comme Vallières et Gagnon défendent ces idées, alors que les premiers marxistes russes organisés autour de Plekhanov puis de Lénine avaient combattu ces mêmes idées, à la fin du 19e siècle.

Sans compter qu’il est illusoire de penser mener une guérilla victorieuse dans un pays capitaliste avancé, les idées de terrorisme individuel de guérilla urbaine sont en fait étrangères au marxisme. Le marxisme vise une révolution par laquelle les travailleurs, représentant la vaste majorité de la population, prennent contrôle de l’économie et se mettent à gérer démocratiquement la société. Pour y arriver, les travailleurs ont deux grandes forces, leur nombre et leur relation aux moyens de production, c’est-à-dire le fait qu’ils sont ceux qui activent les industries, les moyens de transport, les moyens de communication, etc. Les méthodes de lutte défendues par les marxistes sont donc celles qui misent sur ces forces : manifestations, grèves, occupations. La guérilla, comme nous l’avons vu, est une méthode de lutte fondée sur une autre classe, la paysannerie.

Mais les méthodes du FLQ ne relevaient pas réellement de la guérilla, mais plutôt du terrorisme individuel. Loin d’être une masse armée, le mouvement réunissait une poignée d’individus, une centaine à son apogée. Parlant au nom des masses, il agissait dans leur dos et sans leur participation. Plutôt que de miser sur la force du nombre, le terrorisme glorifie l’action individuelle de petits groupes de « héros ». Une telle approche, loin de pousser les masses à l’action, encourage au contraire leur passivité. Les méthodes de lutte de masse donnent aux travailleurs confiance en leur propre force, les amènent à participer à la vie politique, et leur apprennent des leçons importantes sur la nature de l’État, des patrons et des politiciens de tout acabit. Le terrorisme individuel, au contraire, fait des travailleurs de simples spectateurs, et renforce leur sentiment, voulu par la démocratie bourgeoise, que la politique est faite par d’autres.

Et dans le meilleur des cas, si une guérilla l’emportait et renversait l’État capitaliste par de telles méthodes, cela ne donnerait pas une démocratie des travailleurs, mais ne ferait que remettre la machine d’État entre les mains de « l’élite » de révolutionnaires qui a mené la lutte. Les masses, n’ayant pas participé à la révolution, n’ayant pas appris à agir sur le front politique au cours de la révolution, resteraient des spectateurs une fois les guérilleros au pouvoir. Les travailleurs demeureraient exclus du pouvoir. C’est exactement ce qui s’est passé dans une foule de révolutions coloniales, notamment en Chine et à Cuba. Si l’abolition du capitalisme et l’expulsion des régimes pourris qui étaient en place avant ces révolutions ont représenté un énorme progrès, la Chine et Cuba sont restés des régimes dominés par une caste bureaucratique déconnectée des travailleurs. En Chine, au cours des dernières décennies, celle-ci a orchestré le retour du capitalisme dans le pays, et s’est transformée en classe dominante..

Clandestinité et démocratie

Par ailleurs, l’accent mis sur la guérilla aura des conséquences perverses. Convaincus de mener une guérilla, les felquistes abandonnent plus ou moins l’action ouverte, et se tournent vers la clandestinité : « Il s’agit pour le moment de nous placer dans le contexte de la lutte populaire qui s’amorce pour l’accession au pouvoir. Cette lutte prendra la forme d’une guerre de guérillas, d’une guerre de partisans. Ce qui fait que la lutte se fait déjà et devra continuer de se faire dans le secret absolu, dans la clandestinité. »

La nécessité de se protéger contre la police oblige à une certaine étanchéité entre les cellules et limite les possibilités de débattre et discuter, pourtant condition d’une démocratie saine au sein d’une organisation. Ce fétiche de la clandestinité contribuera à une des grandes faiblesses du FLQ, soit le manque de démocratie réelle. « Une des premières qualités du partisan sera la discrétion. […] Il s’agit de ne rien dire à personne en aucun temps – sauf à son représentant immédiat et à son (ses) collaborateur(s) immédiat(s) dans les moments prévus pour le faire, » est-il demandé aux militants dans le journal felquiste L’Avant-garde.

Sans ligne politique décidée démocratiquement entre les membres, des conflits émergent. La Cognée dénonce par exemple le tournant « marxiste » adopté par Vallières et Gagnon : « Non, le FLQ n’est pas communiste, contrairement à l’image que Vallières et Gagnon auraient pu lui donner provisoirement. […] Il est nécessaire de souligner qu’entre nous et le groupe Vallières-Gagnon, il n’y avait pas de collaboration. »

Ainsi, l’orientation politique et les actions prises au nom du mouvement pouvaient être décidées par des individus ou des cellules sans consultation avec les autres. La police mettra pleinement cette faiblesse à profit. Après la crise d’Octobre, des agents policiers infiltrés créeront de fausses cellules du FLQ pour émettre des communiqués à leurs propres fins. Ces fausses cellules serviront aussi à piéger des militants du FLQ en les poussant à commettre des attentats montés de toute pièce par la police.

La lutte armée sera le pain et le beurre du FLQ, mais le mènera aussi à sa perte. C’est son plus gros coup d’éclat, lors des événements d’octobre 1970, qui le détruira.

Octobre

Nous ne reviendrons pas en détail sur les événements d’octobre 1970, qui ont été assez souvent décrits de long en large. La cellule Libération kidnappe le délégué commercial britannique James Richard Cross le 5 octobre 1970. Elle exige notamment la diffusion d’un manifeste, la libération des « 23 prisonniers politiques » (c’est-à-dire leurs camarades en prison), la réembauche des « gars de Lapalme » et 500 000 dollars. La lutte fougueuse des gars de Lapalme – une entreprise sous-traitante du ministère des Postes, à qui le gouvernement fédéral avait retiré son contrat plus tôt dans l’année – pour conserver leurs emplois mobilise la gauche et le mouvement ouvrier en 1970.

Pour gagner du temps et donner l’impression qu’il est prêt à négocier, le gouvernement Trudeau accepte que le manifeste du FLQ soit diffusé. Il est lu à Radio-Canada le 8 octobre : « Travailleurs du Québec, commencez dès aujourd’hui à reprendre ce qui vous appartient; prenez vous-mêmes ce qui est à vous. […] Faites vous-mêmes votre révolution dans vos quartiers, dans vos milieux de travail. »

Parallèlement, les membres de la cellule Chénier, Francis Simard, Bernard Lortie et les frères Jacques et Paul Rose se préparent à venir en aide à la cellule Libération. Le 10 octobre, le ministre québécois de la Justice Jérôme Choquette annonce qu’il refuse d’accéder aux demandes de la cellule Libération. Devant ce refus, la cellule Chénier kidnappe le ministre « du Chômage et de l’Assimilation des Québécois », Pierre Laporte.

Pour un court instant, la stratégie du FLQ semble fonctionner. Charles Gagnon et Pierre Vallières font le tour des milieux étudiants. Le 14, Charles Gagnon s’adresse à une assemblée d’étudiants à l’UQAM, et les appelle à la grève. Le 15, les étudiants de plusieurs cégeps et plusieurs facultés à l’UQAM et à l’UDEM entrent en grève pour demander la libération des prisonniers politiques. En soirée, 3000 personnes se rassemblent au centre Paul Sauvé pour entendre Gagnon et Vallières, en plus de Michel Chartrand et l’avocat Robert Lemieux, qui mène les négociations avec le gouvernement. La foule scande « FLQ! FLQ! FLQ! »

Répression

Mais la mobilisation n’ira pas beaucoup plus loin. Le même jour, sous la pression de Trudeau, les négociations sont rompues, et la répression commence. Le gouvernement fédéral répand la propagande ridicule que 3000 terroristes québécois préparent une « insurrection ». L’armée fait son entrée au Québec à 13 h, avec 8000 soldats, concentrés à Montréal. Le cabinet de Pierre Elliott Trudeau met en vigueur la loi des mesures de guerre pendant la nuit. Les libertés civiles sont suspendues. L’État se donne le droit de faire des arrestations et des perquisitions sans mandat, de même que de faire des détentions sans justification d’une durée maximum de 21 jours. À l’aube le 16 octobre, l’armée et la police lancent une vaste opération de répression. Elles effectuent environ 36 000 raids et perquisitions. Environ 500 personnes sont arrêtées ou détenues, sans pouvoir parler à quiconque; 90% seront relâchées sans accusation, et parmi les 10% qui se verront accusées, 95% finiront acquittées ou les procédures seront abandonnées.

La crise d’octobre révèlera aux yeux de nombreux québécois la nature réelle de l’État. Le ministre Jean Marchand, bras droit de Trudeau, avouera 11 ans plus tard que les mesures de guerre équivalaient à « mobiliser un canon pour tuer une mouche ».

Aux lendemains de la crise d’octobre, la répression augmentera d’un cran. Les forces de l’ordre se gêneront beaucoup moins pour utiliser des méthodes scandaleuses. En novembre 1970, la GRC présente un rapport au premier ministre Trudeau, dans lequel il est expliqué que pour infiltrer le FLQ et « les mouvements semblables », la GRC « devra » commettre des crimes graves afin d’établir la crédibilité de ses agents doubles.

De 1970 à 1972, de fausses cellules du FLQ menées par des agents doubles commettront de tels attentats au vu et au su de la police, comme la pose d’une bombe incendiaire au siège de la compagnie Brink’s à Montréal le 6 janvier 1971. Pour recruter des agents doubles et obtenir des renseignements, la GRC kidnappera, séquestrera et menacera plusieurs personnes, allant même en 1972 jusqu’à torturer un jeune stagiaire travaillant pour le bureau d’avocats représentant les prisonniers felquistes.

Un rapport du 10 décembre 1970 du Strategic Operation Center, un groupe de renseignements secret du gouvernement fédéral, pousse celui-ci à passer à l’offensive contre le « séparatisme ». La « Section G » est fondée pour mener des activités de « perturbation », d’infiltration et de surveillance des groupes indépendantistes. Le coup le plus odieux que le fédéral commettra dans le cadre de ces activités est peut-être l’opération « Ham », une espèce de Watergate québécois, lors duquel la GRC volera des documents confidentiels au Parti québécois, y compris la liste des membres.

D’ailleurs, il convient de noter le rôle de l’impérialisme américain dans les événements d’octobre. Une dépêche de United Press International du 15 octobre affirme que « dans les milieux du FBI, on craint une offensive d’automne de groupes comme les Black Panthers et les Weathermen ». De nombreux agents de la CIA sont envoyés à Montréal. « Ils étaient partout », témoignera plus tard un agent de la GRC. On peut soupçonner que Washington ait encouragé Ottawa pour adopter la ligne dure, craignant qu’une réussite du FLQ n’encourage les Black Panthers et le Weather Underground à faire de même.

La mort de Laporte

Le 16, Laporte se coupe sur de la vitre en tentant de s’échapper en traversant une fenêtre et perd beaucoup de sang. Il meurt le lendemain dans des circonstances nébuleuses qui font l’objet de nombreuses théories et débats. Ceux-ci nous intéressent peu. Quoi qu’il en soit, les membres de la cellule Chénier accepteront la responsabilité de sa mort. Ils finissent tous par être retrouvés puis arrêtés en l’espace de quelques mois. Quant à la cellule Libération, elle n’obtient satisfaction d’aucune de ses demandes, mais obtient un sauf-conduit vers Cuba en échange de Cross. L’opération est un échec complet.

Les événements d’octobre révèlent surtout la faiblesse du FLQ, qui était loin d’être prêt à mener une guérilla. Dès le premier jour de l’enlèvement de Cross, la police connaissait plus ou moins l’identité des responsables. Il ne restait plus qu’à les retrouver. En fait, les membres de la cellule Chénier se trouvaient déjà sur la liste des suspects de l’enlèvement de Cross avant même de kidnapper Laporte!

Malgré toute l’attention que reçoit le FLQ, l’« agitation armée » d’octobre ne pousse pas les masses à l’action. S’il y avait eu un début de mobilisation le 15 chez les étudiants, la loi des mesures de guerre y met fin. Les étudiants s’agitent, mais ne font rien. Les grèves prennent fin après quelques jours. Sauf des déclarations, les syndicats restent essentiellement passifs.

Jean-Marc Piotte, ancien de Parti pris et du MLP, émet cette analyse très juste dans son journal personnel le 22 octobre 1970. Comparant octobre 70 aux événements de mai 1968 en France, il écrit : « En Mai, les étudiants, les intellectuels et les travailleurs se sont peu à peu mobilisés contre l’État bourgeois. Lorsque la répression s’est abattue sur eux, ils étaient prêts à y faire face dans la mesure où ils avaient été actifs durant la période offensive.

Ici, les étudiants et les milieux de gauche applaudissaient à un spectacle monté par d’autres qu’eux, c’est-à-dire par le FLQ. À ce niveau, le début de débrayage manifesta une sympathie pour le front, non un mouvement actif de lutte contre l’État. Aussi lorsque l’État a sorti ses pouvoirs répressifs, les milieux de gauche et les étudiants sont tombés dans la plus complète panique, incapables de réagir.

Cette différence entre le Mai français et la période des enlèvements marque précisément le lieu où s’inscrit la faiblesse de la stratégie felquiste. Compte tenu de la faiblesse de la conjoncture actuelle, le FLQ veut lutter pour les travailleurs, mais il ne peut absolument pas travailler avec eux pour les mobiliser et les organiser. »

Comme nous l’expliquions plus tôt, les méthodes du terrorisme individuel n’encouragent pas les travailleurs à s’organiser et à se mobiliser, mais fait d’eux de simples spectateurs.

Plus encore, les actions du FLQ ont été directement nuisibles à la lutte ouvrière. À l’époque, les conditions sont propices pour la formation d’un parti des travailleurs indépendant des libéraux, de l’Union nationale et du PQ naissant. Cette humeur s’exprime notamment par la formation du Front d’action politique des salariés de Montréal (FRAP), un parti municipal montréalais visant à donner une voix aux travailleurs. Le parti doit se présenter pour ses premières élections… le 25 octobre 1970. La crise d’octobre porte un dur coup au FRAP. Jean Marchand affirme que le FRAP est une « couverture » pour le FLQ, et le maire Jean Drapeau émet des commentaires semblables. Deux de leurs candidats sont même arrêtés en vertu de la Loi sur les mesures de guerre.

L’un des problèmes fondamentaux du terrorisme individuel est qu’il invite à la répression d’État sans presque jamais obtenir quoi que ce soit en retour. Au sein de la période la plus turbulente de l’histoire du Québec, les kidnappings ont donné le prétexte que Pierre-Elliott Trudeau recherchait pour régler ses comptes avec la gauche et avec les indépendantistes. Il se soucie peu que les arrêtés aient vraiment à voir avec les kidnappings. Selon Louis Fournier, « la liste des arrestations inclut un certain nombre de « personnalités » mais surtout des militants de la base membres de syndicats, groupes populaires, comités de citoyens, mouvements étudiants, associations nationalistes, et aussi d’organisations politiques de gauche (comme le FRAP) et du Parti québécois. » La crise profite à Trudeau, qui voit sa popularité augmenter temporairement, au Québec comme au Canada anglais.

Une semaine après l’application de la loi sur les mesures de guerre, Jean Marchand avait laissé entendre ce qu’était le raisonnement du gouvernement, lors d’une entrevue : « Ce ne sont pas les actions individuelles qui nous inquiètent. C’est la vaste organisation soutenue par d’autres organisations bona fide qui soutiennent, à tout le moins indirectement, le FLQ » (italiques dans la citation originale). Puis il continue : « En fait, si cela avait été un cas isolé de kidnapping, je ne pense pas que nous aurions été justifiés d’invoquer la Loi sur les mesures de guerre car le Code criminel aurait suffi pour mettre en procès et punir ces gens. Mais il y a une organisation plus large et nous n’avons pas d’instrument, pas d’instrument pour attraper ces gens et les questionner » (nos italiques).

La répression n’était donc pas dirigée strictement contre le FLQ, mais visait l’entièreté du mouvement de libération nationale et de la gauche, cette soi-disant « organisation plus large ». Des sondages et anecdotes de l’époque montrent que bien que la population en général rejetait les méthodes du FLQ, une grande partie soutenait l’esprit des revendications de l’organisation. Il semble que, inquiets de cette « radicalisation », les libéraux aient donc voulu la tuer dans l’oeuf. Le terrorisme individuel en a donné le prétexte idéal.

L’expérience du FLQ et des autres mouvements terroristes des années 60-70 démontre assez clairement le caractère aventuriste et contre-productif du terrorisme individuel. Mais est-ce à dire que la violence révolutionnaire est absolument à rejeter?

La question de la lutte armée

Pour nous, la question du recours aux armes n’est pas une question de principe. Personne, sauf quelques illuminés vivant plus proche des cieux que de la terre ferme, ne niera que la violence peut être justifiée dans certaines situations. Peu de parents, aussi pacifistes soient-ils, iraient jusqu’à dire qu’ils laisseraient leur enfant mourir plutôt que de le défendre physiquement.

Pourtant, quand les opprimés y ont recours, on soulève un tollé et l’immoralité de la violence devient un absolu. L’argument généralement avancé consiste à dire que nous vivons dans une démocratie, par conséquent nous avons les moyens de débattre et de défendre nos idées, qu’il suffit donc de passer par les canaux démocratiques. Ainsi, René Lévesque et le Parti québécois affirmaient que les buts du FLQ étaient justifiés, mais ses méthodes non. Lévesque avait qualifié les meurtriers de Laporte d’« êtres inhumains ».

Le problème avec cette vision consiste en ce fait que sous le capitalisme, la démocratie n’existe que dans la mesure où elle produit des résultats qui ne mettent pas en danger les intérêts de la classe dirigeante. Dès que la démocratie ne convient plus aux capitalistes, tout moyen devient bon pour écraser leurs opposants, y compris la violence.

Ainsi, le président américain Richard Nixon avait commenté le meurtre de Pierre Laporte : « Il s’agit d’un mal international, qui réside dans la conception suivante : si vous avez une cause à défendre, vous pouvez utiliser n’importe quel moyen pour faire aboutir cette cause, la fin justifiant les moyens.[…] Aucune cause ne justifie la violence lorsque le système prévoit le droit de le changer de manière pacifique. »

Évidemment, il voulait dire que la violence n’est jamais justifiée pour les pauvres et les opprimés, pas pour la classe dirigeante. Il ne se gênera pas pour faire assassiner trois ans plus tard le président socialiste du Chili, Salvador Allende. Maintenant qu’il s’agissait d’empêcher les pauvres et les travailleurs chiliens d’exproprier la bourgeoisie et d’évincer l’impérialisme américain, la fin justifiait les moyens.

Rejeter de façon absolue le recours à la force comme outil politique pour renverser le statu quo, quand ce statu quo consiste en la violence de la classe des oppresseurs contre la classe des opprimés, revient à prendre parti pour les oppresseurs. Comme a dit Chartrand, en réponse à l’attentat de la Bourse : « Les terroristes n’ont pas engendré la violence, c’est elle qui les a engendrés. Il y en a parmi eux qui ne font que se défendre contre la violence qu’on leur impose depuis des générations. Cette violence, c’est celle du système capitaliste qui oblige les travailleurs à vivre dans la pauvreté, qui les accule à l’insécurité et au chômage. » Nous, au contraire, reconnaissons que les opprimés ont droit de se défendre avec tous les moyens possibles. La violence de l’esclave qui brise ses chaînes n’a aucune équivalence avec celle de l’esclavagiste qui tente de le maintenir en esclavage.

Toute l’histoire des révolutions, de la Commune de Paris à la révolution chilienne, en passant par les révolutions russe, allemande ou espagnole, montre que la classe capitaliste s’accroche au pouvoir avec toutes les méthodes à sa disposition, pacifiques ou non – quitte à faire couler des mers de sang. Il serait difficile de croire que la classe dirigeante se laissera faire. La révolution socialiste devra nécessairement prendre des mesures pour se défendre contre la violente minorité capitaliste qui ne voudra pas laisser la classe ouvrière prendre le contrôle de la société. Si nous ne sommes pas prêts à le faire, autant abandonner tout de suite.

Mais ce fait en a poussé certains à surestimer le pouvoir des armes, et à élever la lutte armée en fétiche. Comme un reflet inversé de la vision moraliste de la violence, cette position fait de la violence un principe pour les révolutionnaires.

De même qu’un général n’aurait pas recours à des tanks pour mener une bataille navale ni à l’infanterie pour mener une bataille aérienne, nous devons reconnaître quand un outil ou une méthode n’est pas approprié pour un contexte donné.

En tant que marxistes, la question du recours à la force se pose plutôt sur les plans tactique et stratégique. Il ne s’agit que d’un outil, d’une méthode de lutte possible. Et comme toute méthode de lutte, elle doit être évaluée sur le plan de l’efficacité, qui dépend du contexte, des forces des révolutionnaires et des tâches qui se posent aux révolutionnaires dans ce contexte.

La tâche principale des révolutionnaires est d’aider à la mobilisation des masses. Seules les masses de travailleurs ont le pouvoir économique de stopper la production, et le pouvoir social de surmonter la violence de l’État capitaliste. Ainsi, nous ne parlons pas de « violence » dans l’abstrait, mais nous parlons de la défense concrète d’un mouvement de masse des travailleurs qui cherche à changer la société.

À l’époque du FLQ, comme aujourd’hui d’ailleurs, la bataille aurait dû avoir lieu sur le front politique. La première tâche des révolutionnaires est de construire l’organisation révolutionnaire. Une fois celle-ci bâtie, elle doit gagner l’appui politique des masses. Le FLQ n’a jamais réellement entrepris ce travail.

Charles Gagnon l’avouera plus tard : « Malgré des tentatives de justification (théorique) de l’action violente, le FLQ était demeuré un mouvement essentiellement spontanéiste, où on mythifiait l’action directe, immédiate, au détriment de la réflexion politique, d’une pensée stratégique articulée aux conditions sociales et culturelles ambiantes. »

Après Octobre

La répression et la démoralisation qui suivent octobre détruisent pratiquement le mouvement. Beaucoup de felquistes sont arrêtés. D’autres partent en exil à Cuba, en Algérie ou en France. Le FLQ continue pendant quelques années à commettre ici et là des attentats, mais sans la même vigueur.

Un autre coup est porté lorsque Charles Gagnon et Pierre Vallières quittent le FLQ vers la fin 1971. Alors que Gagnon s’oriente plus sérieusement vers le marxisme, Vallières va vers la droite. Abandonnant la posture ultra-gauchiste du terrorisme individuel, celui-ci adopte une position opportuniste de soutien au PQ. Il soutient que « dans une société colonisée, la question de l’indépendance n’est pas une question parmi d’autres pour les travailleurs, mais la question la plus importante ». Il revient à une position étapiste : l’indépendance est « la première condition pour la construction du socialisme ».

L’ultra-gauchisme et l’opportunisme représentent en fait souvent les deux faces d’une même médaille : l’impatience. Impatients d’en arriver à la révolution le plus rapidement possible, les felquistes avaient essayé le raccourci des bombes. S’étant brulé les doigts (parfois littéralement) avec le terrorisme, Vallières capitule maintenant devant le PQ. Cela représente un recul par rapport à la position d’indépendance de classe qui avait été avancée auparavant par Vallières et Gagnon.

Les felquistes paieront très cher cette impatience, lorsqu’ils manqueront le bateau de la grève du Front commun de 1972.

Le front commun de 1972

En réalité, si les bombes du FLQ étaient impressionnantes, l’action du FLQ était restée marginale, comparativement au processus de radicalisation des luttes des travailleurs qui avait débuté vers le milieu des années 60.

À partir du milieu des années 60, on avait assisté à une remontée de la lutte des classes au Québec. Le boom d’après-guerre avait commencé à ralentir. L’économie s’était détériorée, et la Révolution tranquille avait perdu de la vitesse. Les grèves s’étaient faites plus fréquentes, longues, et combatives. Des conflits majeurs avaient éclaté. La grève de Dominion textile de 1966 avait duré cinq mois et mobilisé 5000 travailleurs. La « révolte de Cabano », quelques mois avant la crise d’octobre, avait vu le petit village de Cabano se soulever pour protester contre les pertes d’emplois. Un an presque jour pour jour avant la crise d’octobre, le Mouvement de libération du taxi, particulièrement combatif, avait profité d’une grève des pompiers et des policiers pour saccager un garage de la compagnie Murray Hill. Comme un présage des événements de l’année suivante, l’armée avait été déployée.

Il apparaissait de plus en plus que la Révolution tranquille avait surtout servi la bourgeoisie francophone. Celle-ci commençait à être bien en selle vers le milieu des années 60. Elle se mit à envisager la création d’une association patronale québécoise pour défendre ses propres intérêts. En 1969, elle avait fondé le Conseil du patronat du Québec, en raison du « besoin qu’éprouve l’entreprise de se définir un point de vue commun devant le militantisme du mouvement ouvrier et les divers fronts communs », selon un patron de l’époque.

Des divisions de classe s’ouvraient au sein de la Révolution tranquille. Nous avons déjà expliqué ce processus : « Les réformes majeures de l’État québécois avaient créé un espace pour le développement d’une authentique bourgeoisie nationale. Par contre, la classe ouvrière québécoise n’avait que très peu profité des réformes libérales : les conditions de travail demeuraient difficiles. Les salaires étaient bas et le chômage, bien qu’ayant diminué de 9,2% à 4,7% entre 1960 et 1966, se remit à croître entre 1967 et 1972, passant de 5,3% à 8,3%. Tandis que la crise se développait, il devenait de plus en plus clair que les éléments petits-bourgeois du Parti libéral et la bourgeoisie québécoise montante n’avaient pas du tout la même vision que la classe ouvrière sur ce qu’était la Révolution tranquille. Tandis que les libéraux et leurs alliés voulaient essentiellement créer un État capitaliste moderne et faire des concessions aux travailleur-euses afin d’acheter la paix des classes et éviter la lutte des classes qui avait marqué l’ère Duplessis, les travailleur-euses cherchaient de plus en plus une solution au-delà du système capitaliste. »

Le Québec était mûr pour une confrontation massive entre les travailleurs et la bourgeoisie – anglophone comme francophone. Ce processus culmine lors du printemps 1972. Nous n’entrerons pas dans les détails d’un événement sur lequel nous avons déjà écrit, mais il convient d’en souligner l’ampleur et le caractère radical.

Vers la fin 1971, les syndicats se dirigeaient déjà sur une voie révolutionnaire. La CSN publie le manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens, en octobre 1971. La CSN y prend position pour le socialisme, et dénonce l’impérialisme et le capitalisme. Quelques semaines plus tard, les travailleurs de La Presse en lock-out sont durement réprimés, et la police de Montréal fait une victime, Michèle Gauthier. Les trois grandes centrales (avec la FTQ et la Corporation des enseignants du Québec, ancêtre de la CSQ) se réunissent et décident de faire front commun. Louis Laberge, président de la FTQ, affirme que, parlant de Michèle Gauthier, « à l’avenir les victimes ne seront pas rien que de notre bord ».

Les négociations collectives dans le secteur public s’ouvrent ce printemps-là. Une grève générale massive est déclenchée. Comme pour signaler la fin de la récréation, l’État québécois se fait très dur. Les leaders des centrales sont emprisonnés. Mais les grévistes ne reculent pas, et emportent d’autres secteurs de la classe ouvrière dans la lutte. À son apogée, plus de 300 000 travailleurs débraient. L’État perd pratiquement contrôle de certaines villes, comme Sept-Îles. La question du pouvoir commence à se poser. La crise atteint des proportions révolutionnaires.

Toutefois, au final, les dirigeants syndicaux reculent et négocient la fin de la grève. Si les travailleurs font des gains importants, la classe dirigeante reste au pouvoir.

Où sont alors les révolutionnaires du FLQ? Lorsque la classe ouvrière québécoise se soulève finalement et transporte le Québec dans une situation quasi-révolutionnaire, les felquistes croupissent en prison, en exil, ou dans la démoralisation.

Il y a là une leçon importante pour les révolutionnaires d’aujourd’hui. Les felquistes avaient des raisons d’être impatients. Les travailleurs canadiens-français souffraient dans l’humiliation depuis trop longtemps. Mais, trop pressés de faire la révolution, ils ont passé les années 60 à essayer en vain de « piquer au flanc » les travailleurs à coup de bombes, plutôt que de se préparer au moment où la classe ouvrière allait vraiment se soulever.

Aujourd’hui, avec une planète qui se meurt à vue d’œil et une classe dirigeante qui se sert du roman 1984 et de la série Black Mirror comme guides d’instructions, il pourrait être tentant de succomber à la même impatience. Pourtant, c’est précisément parce que les enjeux sont titanesques que nous devons garder la tête froide. Nous devons nous préparer dès maintenant pour le prochain « Mai 68 » ou le prochain « Front commun de 72 ».

Comment mener une révolution victorieuse?

La vérité un peu ironique est que ce n’est pas les révolutionnaires qui font les révolutions. Pour renverser le capitalisme, la classe dominante, capitaliste, doit être renversée. La révolution est une lutte classe contre classe. Trotsky a dit cette formule très profonde, que la révolution représente l’entrée des masses sur la scène de l’histoire. Les travailleurs, normalement exclus des grandes décisions qui touchent leur vie, s’intéressent soudainement en masse à la politique, à l’économie et y interviennent.

Le fait que des millions de travailleurs décident soudainement de rompre avec la routine et de transformer la société ne s’explique pas par l’activité d’une poignée de révolutionnaires. Il s’agit plutôt d’un phénomène historique particulier, lors duquel toutes les contradictions du capitalisme mènent à une crise profonde de la société. Toute la colère accumulée chez les travailleurs éclate, et ils cherchent soudainement une solution à leurs problèmes. Du jour au lendemain, le renversement de toutes les institutions en place ne semble plus une solution si folle.

Toutefois, pour que ce processus se conclue par une révolution socialiste, c’est-à-dire non seulement par le renversement de la caste au pouvoir, mais par la transformation profonde de l’économie et de la société en général, il ne suffit pas d’un mouvement révolutionnaire des masses. Ce fait a été abondamment démontré depuis la crise économique de 2008, avec les innombrables mouvements de masse ayant mené à un changement de parti au pouvoir, ou à des réformes insatisfaisantes, sans vraiment améliorer les conditions de vie des masses de gens pauvres. Il suffit de penser aux révolutions arabes de 2011 (Tunisie, Libye, Égypte) et aux mouvements des dernières années (Chili, Irak, Liban, Soudan, Équateur, etc.).

C’est précisément la tâche des révolutionnaires d’indiquer au mouvement la voie à suivre pour la transformation socialiste de l’économie. Tout mouvement de masse suit une direction, aussi spontané soit-il. Si les socialistes ne sont pas prêts à donner une direction révolutionnaire au mouvement, ce sont les partis ou dirigeants syndicaux réformistes qui en prendront la tête.

La construction d’une organisation capable de donner cette direction à un soulèvement des travailleurs exige un travail de longue haleine. Lénine a passé presque 20 ans à bâtir le parti bolchevik. « Une révolution bien organisée demande un ou deux ans de préparation », affirmait pourtant le journal La Cognée. Et dire que La Cognée représentait l’aile « patiente » du mouvement!

Pour former le parti de centaines de milliers de travailleurs qui a pris le pouvoir en octobre 1917 en Russie, les bolcheviks ont dû d’abord passer des décennies à bâtir les fondations du parti révolutionnaire. Cela a consisté à recruter un à un des révolutionnaires et à en faire des révolutionnaires professionnels, des leaders ayant des années d’expérience dans la lutte des travailleurs.

En fait, plus que dans le maniement des armes, ces révolutionnaires ont surtout été formés au maniement des idées. Pour savoir comment naviguer à travers une révolution, il faut étudier l’histoire des révolutions passées et l’histoire de la lutte des classes, étudier le fonctionnement du capitalisme, de son économie et de sa structure politique, etc. En ce sens, la théorie marxiste ne doit pas être vue comme un simple intérêt scolastique, mais comme une arme indispensable entre les mains des révolutionnaires.

Charles Gagnon a fini par le reconnaître, et s’est adonné à bâtir une organisation marxiste, En lutte!, qui a abordé plus sérieusement la question de la création d’un parti ouvrier révolutionnaire (les raisons de la montée et la chute d’En lutte! dépassent le cadre de cet article). Mais les années 80 et 90 ont été une période de réaction et de démoralisation à travers le monde, avec le retour des crises économiques et le démantèlement de l’Union soviétique. Le ferment révolutionnaire des années 60 et 70 a fini par presque s’éteindre, et la question souverainisme ou fédéralisme en est venue à dominer la politique québécoise au détriment de la question de classe. L’occasion qui s’était présentée avec le front commun de 1972 avait été manquée. Mais depuis la crise économique de 2008, la lutte des classes a repris le dessus, rejetant à l’arrière-plan le débat sur l’indépendance. Avec la crise profonde du capitalisme dans laquelle nous nous trouvons, il est urgent de nous préparer aux luttes importantes qui nous attendent inévitablement. La meilleure manière d’honorer la mémoire des révolutionnaires comme Charles Gagnon et Pierre Vallières est d’apprendre de leurs erreurs, afin que la prochaine fois soit la bonne.