France: Etat d’urgence sociale

L’annonce du projet de loi Travail a suscité une hostilité immédiate et massive. Chaque élément de cette attaque majeure contre le Code du travail a été décortiqué, commenté, vilipendé. Les réseaux sociaux ont été saturés d’appels à l’action. Très vite, l’idée d’une mobilisation le 9 mars a circulé. Et très vite, un nombre croissant d’organisations politiques et syndicales s’y est rallié. Encouragés par cette puissante vague d’indignation, des chroniqueurs de grandes radios ont accablé le gouvernement d’un humour acide. Même certains députés « socialistes » endormis depuis 2012 ont été réveillés par la clameur.

Edito du Révolution n°10

La force de l’opposition découle de l’ampleur de l’offensive elle-même. Le projet de loi Travail est une déclaration de guerre aux travailleurs et une déclaration d’amour au patronat. Il vise à intensifier brutalement l’exploitation des salariés, de façon à en extraire encore plus de profits. Tout le texte va dans ce sens. Au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite elle-même n’avait pas osé entreprendre pareille « réforme ». A sa lecture, le MEDEF a éprouvé un moment d’embarras, comme un homme qui trouve une valise de billets dans la rue. Puis, se reprenant, il a salué l’initiative du gouvernement et l’a appelé à tenir bon.

La « réforme » de trop

Hollande, Valls et El Khomri ne s’attendaient pas à des protestations aussi vigoureuses. Ces gens vivent sur une autre planète. Ils sont déconnectés des réalités quotidiennes des travailleurs. Ils n’ont qu’une idée très vague des souffrances qui s’accumulent derrière les chiffres et les équations budgétaires qu’ils manipulent à longueur de journée. En outre, les attentats du 13 novembre dernier, après ceux de janvier 2015, n’avaient-ils pas créé un climat propice à une offensive contre le Code du travail ? Ils croyaient le bon peuple endormi dans les vapeurs de l’état d’urgence et de « l’unité nationale ». Ils se sont alors permis de condamner des syndicalistes à des peines de prison ferme. On se demande si François Hollande est conscient d’être le président le moins aimé de toute l’histoire de la Ve République – moins encore que Sarkozy, qui était détesté.

En réalité, les attentats et la vague de propagande réactionnaire qui les ont suivis n’ont pas éteint la colère qui brûlait de longue date, dans la population. La manifestation explosive des travailleurs d’Air France, le 5 octobre dernier, avait donné un aperçu de l’état d’esprit de millions de travailleurs. Il y a des limites à la patience des salariés, et cette patience a été mise à rude épreuve. Il y a d’abord eu dix années de contre-réformes et de régression sociale sous Chirac et Sarkozy. En plein mandat de ce dernier, il y a eu la crise mondiale du capitalisme et ses conséquences dévastatrices. Puis le gouvernement Hollande a poursuivi l’œuvre réactionnaire de son prédécesseur. Il a massivement coupé dans les dépenses sociales et les effectifs de la Fonction Publique. Il a gelé les salaires des fonctionnaires. Il a attaqué les retraites, l’éducation et la santé publiques. Et pendant qu’il versait des dizaines de milliards d’euros dans les proches des capitalistes, ceux-ci licenciaient à tour de bras, fermaient des entreprises et intensifiaient l’exploitation de ceux qui avaient encore un travail. Le chômage n’a cessé d’augmenter, aggravant toutes les manifestations de la misère.

Ceux qui s’imaginent que les travailleurs de notre pays vont accepter cette situation indéfiniment se trompent. Le développement d’une opposition de masse aux contre-réformes et aux politiques d’austérité est inévitable, à un certain stade. En Espagne, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, elle a pris la forme d’une cristallisation politique de gauche (Podemos, Corbyn, Sanders). En France, les erreurs successives des dirigeants du Front de Gauche, depuis 2012, ont empêché qu’un tel processus ne s’opère. La présidentielle de 2017 en offre une nouvelle occasion. Mais dans l’immédiat, c’est le mouvement d’opposition à la loi Travail qui cristallise le mécontentement populaire.

Manœuvres gouvernementales

Le report de la présentation du projet de loi en Conseil des ministres a souvent été interprété comme un premier recul et un signe de faiblesse. C’est possible. Mais ne sous-estimons pas l’adversaire. Le gouvernement ne jettera pas l’éponge à la légère. La loi Travail correspond aux besoins objectifs de la classe dirigeante française, laquelle lutte pour sauvegarder ses parts de marchés et ses marges de profits dans un contexte économique déprimé et très instable. Or comme nul ne peut plus l’ignorer, le gouvernement « socialiste » est entièrement dévoué aux intérêts supérieurs du patronat français. Il considère leur défense comme son devoir sacré, dut-il en périr.

Le gouvernement compte manœuvrer, « négocier » des « compromis » avec certains dirigeants syndicaux – et, ainsi, faire adopter une réforme « allégée » qui sauverait l’essentiel du texte initial. La direction de la CFDT, entre autres, s’est déjà déclarée prête à jouer ce jeu perfide. Laurent Berger, son Secrétaire Général, a pratiquement approuvé toutes les contre-réformes du gouvernement Hollande. C’est un agent conscient du patronat au sein du mouvement ouvrier. Le mouvement contre la loi Travail devra donc lutter à la fois contre le gouvernement et contre ses complices au sommet du mouvement syndical.

Aucune espèce de « négociation » ou de « discussion » n’est possible sur ce texte, qui est réactionnaire de la première à la dernière ligne. Ceci doit être le point de départ de la mobilisation. Par ailleurs, la vague d’opposition spontanée qui s’est levée, fin février, confirme qu’un mouvement social de grande ampleur est possible. Or des « journées d’action » à intervalle régulier ne suffiront sans doute pas. Si le gouvernement refuse de reculer, c’est à un mouvement de grève interprofessionnel et reconductible que les directions syndicales devront travailler. Et si elles s’y refusent, comme elles s’y sont refusées à l’automne 2010, la jeunesse et les travailleurs en lutte n’auront d’autre choix que de construire eux-mêmes cette grève reconductible, en s’appuyant sur leurs organisations de base.

La lutte contre la loi Travail doit s’accompagner d’une autre revendication centrale : l’abrogation de l’état d’urgence. Ce régime d’exception n’a qu’un objectif : entraver nos luttes, étouffer la contestation, créer un climat favorable aux attaques contre nos droits et nos conditions de vie, d’étude et de travail. La menace terroriste n’est pas le moins du monde atténuée par l’état d’urgence. Ce sont les interventions impérialistes – notamment françaises – qui alimentent le terrorisme. Or ces guerres se poursuivent. Et l’impérialisme français mène toujours ses basses œuvres au Moyen-Orient et en Afrique.

La mobilisation de la jeunesse

La jeunesse veut en découdre : c’est le cauchemar de tout gouvernement. Dix ans après la victoire contre le CPE, la jeunesse peut jouer un rôle déterminant dans la lutte contre la loi Travail. La nouvelle génération de lycéens, d’étudiants et de jeunes travailleurs est particulièrement disposée à la révolte. Elle n’a pas beaucoup d’illusions dans le capitalisme, car ce système lui offre comme seule perspective le chômage ou l’exploitation brutale. Elle n’a pas connu les défaites et déceptions du passé, les longs reflux de la lutte des classes, l’insidieuse réaction des années 90. Elle n’a connu que la crise, les inégalités croissantes, les guerres impérialistes et le saccage de l’environnement. Elle est ouverte aux idées les plus radicales.

La jeunesse en action peut stimuler la mobilisation de toute la classe ouvrière. C’est ce que Valls, Hollande et la classe dirigeante redoutent le plus. En outre, une fois mobilisée à une échelle massive et sur la durée, la jeunesse ne se limitera pas à la lutte contre telle ou telle loi, aussi réactionnaire soit-elle. Elle voudra aller plus loin, prendre d’assaut tout le système qui la prive d’avenir. Ce faisant, elle montrera la voie à l’ensemble des travailleurs. La crise est telle que, pour en finir avec la régression sociale, le mouvement ouvrier français devra renouer avec ses meilleures traditions révolutionnaires – et mettre à l’ordre du jour la rupture avec le système capitaliste. Tel est l’enjeu fondamental de la période à venir, en France comme à l’échelle mondiale.