Perspectives Mondiales 2010 – Première partie

Voici la 1ère partie des « Perspectives Mondiales 2010 », dont la rédaction a été terminée en janvier 2010. Ce document sera discuté lors du Congrès mondial de la Tendance Marxiste Internationale, début août, en Italie. Des militants de La Riposte y participeront.

Introduction

Deux décennies sont passées depuis la chute du stalinisme. Au cours de cette période, nous avons assisté à une offensive idéologique sans précédent de la part des capitalistes. La pression des idéologies bourgeoise et petite-bourgeoise sur le mouvement ouvrier s’est considérablement accrue. Le mouvement ouvrier international a subi l’influence d’idées qui lui sont étrangères. Nombreux sont ceux qui ont purement et simplement quitté le mouvement. D’autres, qui sont restés, ont été infectés par le cynisme et le scepticisme.

Au cours de cette période de confusion, de recul idéologique et d’apostasie, les idées révisionnistes ont fleuri de toutes parts, reflétant les pressions du capitalisme. Ce type de période n’est pas inédit. Nous avons déjà assisté à tout cela, auparavant, et nous avons entendu les mêmes arguments. De manière générale, les révisionnistes n’ont jamais été capables d’améliorer les arguments de Bernstein [1], il y a un siècle – à savoir que « le capitalisme a résolu ses contradictions », que « les crises économiques appartiennent au passé », que « la lutte des classes et la révolution ne sont plus à l’ordre du jour », que nous avons besoin d’« idées nouvelles » pour remplacer les « vieilles idées » de Marx et Engels, et ainsi de suite.

Face à ces tendances, notre Internationale est restée ferme. Nous défendons le marxisme. Nous luttons pour une politique de classe et révolutionnaire. Les événements ont montré la justesse de cette position. Nos Perspectives Mondiales de 2006 affirment que nous sommes entrés dans une période d’extrêmes turbulences, à l’échelle mondiale – une période de crise, de guerres, de révolution et de contre-révolution ; une période dans laquelle les crises économiques, sociales et politiques se conditionnent les unes les autres. Nous pensons que cette caractérisation générale de l’époque est correcte, comme le montre la situation actuelle.

Nous vivons une période d’effervescence et de crises, où toute situation peut se transformer en quelques semaines, voire en quelques jours. Cette instabilité générale s’est manifestée de façon particulièrement spectaculaire lors de l’effondrement financier de 2008, qui a été rapidement suivi d’une récession mondiale d’une ampleur inédite depuis la Seconde Guerre. Sur le plan politique, les événements révolutionnaires au Honduras et, surtout, en Iran, sont apparus à beaucoup comme un éclair dans un ciel bleu. Mais ces événements confirment que des tournants brusques sont inhérents à la situation actuelle. A présent, la Grèce est au bord de l’effondrement financier – et d’un bouleversement social.

Cette instabilité et ces turbulences compliquent l’élaboration des perspectives. Il est bien connu que la physique classique peut expliquer et prédire facilement le flux laminaire des liquides, mais ne peut pas expliquer ou prédire la turbulence – qui, elle, a un caractère complexe et chaotique. Dans une situation comme celle que nous vivons actuellement, qui a clairement le caractère d’une transition entre une période historique et une autre, une analyse théorique correcte est plus que jamais nécessaire ; mais elle est aussi beaucoup plus complexe. Comme l’écrivait Trotsky, en 1934 :

« C’est précisément au cours de telles périodes que se manifestent nécessairement toutes sortes de situations transitoires, intermédiaires, et une foule de combinaisons qui bousculent les schémas habituels et exigent doublement une attention théorique soutenue. En un mot, si, dans une époque de développement pacifique et ordonné, avant la guerre, on pouvait encore vivre sur le revenu de quelques abstractions toutes faites, à notre époque chaque événement nouveau nous enfonce dans la tête la loi la plus importante de la dialectique : la vérité est toujours concrète. » (Léon Trotsky, Bonapartisme et fascisme, juillet 1934.)

Il s’agit d’une période de (« petites ») guerres, de révolutions et de contre-révolutions. Cette période peut durer des années – voire des dizaines d’années –, avant de parvenir à un dénouement final. Toutefois, cette analyse générale n’épuise pas la question. Une interprétation partielle et mécanique de ces perspectives, si elle n’est pas corrigée, peut conduire à de graves erreurs. Cette caractérisation générale ne peut expliquer tous les changements, les vicissitudes du cycle économique, les flux et reflux de la lutte des classe, les diverses crises et scissions dans les organisations de masse.

Nous devons garder le sens des proportions. Du fait de l’absence du facteur subjectif (le parti révolutionnaire), et, dans le même temps, du rapport de forces globalement favorable à notre classe, une victoire à court terme de la révolution ou de la contre-révolution est exclu, dans les pays capitalistes avancés. La période de révolution, de guerres et de contre-révolutions durera – avec ses flux et ses reflux – non pas des mois, mais des dizaines d’années. Autrement dit, il ne faut pas penser que la révolution aura lieu à 9 heures du matin, lundi prochain, ou que le mouvement ouvrier est dans un état d’ascension ininterrompue, sans reculs ni revers. Une telle conception n’a rien à voir avec des perspectives marxistes.

Ce n’est pas une question simple. Il s’agit d’un processus complexe, dialectique. La transition d’une période vers une autre, très différente, provoquera des changements convulsifs dans les relations entre les classes et les Etats. Ces pressions se feront inévitablement sentir au sein de notre propre organisation. En novembre 1920, Trotsky écrivait, à propos de la révolution allemande :

« Qu’observons-nous, en Allemagne ? Des offensives et des reculs, des insurrections et des défaites, des passages de l’offensive à la défensive, l’auto-critique, l’auto-épuration, les scissions, la révision des méthodes et le changement de chefs, de nouvelles scissions et de nouvelles unions. Dans ce creuset, un Parti Communiste authentique se forme par une formidable expérience révolutionnaire. Considérer avec dédain ce long processus comme une "brouille de chefs", comme des querelles de familles entre opportunistes, etc., n’est que la preuve d’une myopie excessive – sinon de cécité. »

Un processus contradictoire

Marx expliquait que la clef de tout développement social est le développement des forces productives. La crise actuelle montre que le développement des forces productives, à l’échelle mondiale, a dépassé les limites étroites de la propriété privée et de l’Etat-nation. Telle est la cause fondamentale de la crise actuelle. Mais la récession a été longtemps retardée. Il y a eu une période de croissance économique – qui, cependant, s’accomplissait aux dépens des masses, en particulier dans les pays ex-coloniaux.

Tout ceci est vrai depuis longtemps, dans un sens historique large. Déjà, en 1938, Trotsky écrivait que « les conditions objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont commencé à pourrir ». A l’échelle de toute l’histoire, le capitalisme a révélé sa faillite. Cependant, nous faisons face à un paradoxe. Si tout ceci est vrai, pourquoi les forces du marxisme continuent-elles de ne constituer qu’une petite minorité du mouvement ouvrier ? La simple répétition de vérités générales et de formules abstraites est complètement insuffisante, lorsqu’il s’agit d’expliquer la réalité concrète de l’étape que nous traversons.

La plupart des gens veulent revenir au « bon vieux temps ». Les dirigeants de la classe ouvrière – les dirigeants syndicaux, sociaux-démocrates, communistes, bolivariens, etc., –– défendent tous l’idée que cette crise est temporaire. Ils s’imaginent qu’elle peut être résorbée en soumettant le système à quelques réformes et ajustements. Et quand nous parlons du facteur subjectif (de la direction révolutionnaire), nous devons garder à l’esprit que les directions des organisations traditionnelles ne sont pas un facteur subjectif. Elles sont devenues un élément important de la situation objective, et peuvent paralyser le processus pendant un certain temps.

Aujourd’hui, les économistes, les politiciens bourgeois et les réformistes attendent désespérément la fin de la crise. Ils attendent la reprise du cycle économique comme un salut. Ils parlent constamment des « premiers signes » de la reprise. Les réformistes imaginent que tout ce qu’il faut, c’est un meilleur contrôle et une meilleure régulation du système – et qu’on pourra alors en revenir à la situation antérieure. Mais c’est faux. Cette crise n’est pas une crise « normale » ; elle n’est pas temporaire. Elle marque un point d’inflexion fondamental, dans le processus. Ceci dit, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas y avoir une sorte de reprise du cycle économique. De fait, les données les plus récentes indiquent qu’une certaine reprise a déjà commencé.

Ce qui compte, fondamentalement, c’est la contradiction dialectique entre la situation objective et la façon dont elle est perçue par les masses. La conscience humaine est intrinsèquement conservatrice. Les masses s’accrochent obstinément aux formes et aux idées prédominantes de la société – jusqu’à ce qu’elles se voient obligées de les abandonner, sous les coups répétés des événements. Tôt ou tard, la conscience rattrapera son retard sur la réalité objective, de façon explosive. Tel est le mécanisme de base d’une révolution.

Dans les pays capitalistes avancés, la conscience des travailleurs a été façonnée par l’expérience de la deuxième moitié du XXe siècle, au cours de laquelle ils ont appris à considérer le plein-emploi, l’augmentation du niveau de vie et les réformes progressistes comme des choses normales. Aussi beaucoup de travailleurs s’imaginent-ils que la crise actuelle n’est qu’une aberration temporaire qui sera suivie par un retour aux conditions « normales ». Mais de fait, les 50 dernières années n’étaient pas une « période normale ». Elles constituaient plutôt une exception historique. Il faudra du temps pour que les travailleurs le comprennent. Mais la dure école de la vie le leur apprendra.

L’économie

Ces deux dernières années ont vu se développer la plus grave crise économique depuis la Seconde Guerre mondiale. Les capitalistes essayent désespérément de restaurer l’équilibre économique, qui a été brisé. Leur problème, c’est que toutes les mesures qu’ils prennent pour restaurer l’équilibre économique vont complètement détruire l’équilibre politique et social.

La production s’est contractée à un niveau inédit depuis un siècle. L’économie américaine était la force motrice de la croissance mondiale. Ce moteur a calé. En mai 2009, le taux d’utilisation de la capacité industrielle, aux Etats-Unis, est tombé à 68,3%, soit 12,6% de moins que la moyenne de 1972 à 2008. La dette nationale a explosé ; la monnaie a été minée. En conséquence, les fondements de l’économie américaine sont de plus en plus fragiles. Il y aura de nouveaux chocs, qui pourraient mettre un terme à la reprise avant même que celle-ci ne soit consolidée.

Il est clair qu’il y a un début de reprise, dans le cycle économique. Mais cette reprise est inégale, faible et pleine de contradictions. Il est impossible de prédire le rythme de ce processus. Pour cela, il nous faudrait une boule de cristal, et non des perspectives scientifiques. L’économie n’est pas et ne sera jamais une science exacte. Mais il est possible de comprendre les processus fondamentaux et la direction générale du mouvement de l’économie. Et ce qui est clair, c’est qu’une reprise faible, sans création d’emplois, fondée sur l’augmentation de l’endettement et sur des coupes drastiques dans les budgets ne résoudra aucun des problèmes auxquels le capitalisme fait face. Au contraire, cela prépare une nouvelle et plus profonde crise économique – ainsi qu’une crise sociale et politique plus aiguë.

Le directeur de la Réserve Fédérale américaine, Ben Bernanke, a évoqué les « signes timides » de reprise dans les domaines de la consommation des ménages et de la construction de logements – entre autres. Après quatre trimestres consécutifs de récession, le PIB américain a crû de 3,5 %, au troisième trimestre de 2009, et croîtrait de 5,7 % au quatrième trimestre, selon des estimations officielles. Cependant, la situation économique reste morose, et les risques d’une rechute dans la récession persistent. L’économie américaine a chuté de 2,4 %, en 2009, soit le plus mauvais chiffre depuis 1946. Un ralentissement de la croissance est prévu pour le premier trimestre de 2010, car 60 % de la croissance de la fin de l’année 2009 était du à la reconstitution des stocks épuisés pendant la récession. Cependant, ce type de croissance a ses limites. Avec des prévisions moroses en matière de dépenses des ménages, la reconstitution des stocks atteindra rapidement ses limites.

Le plus important, de notre point de vue, c’est l’effet de cette instabilité constante sur la conscience des travailleurs. L’économie américaine a perdu des emplois pendant 23 mois consécutifs, un chiffre encore plus mauvais que lors de la grande dépression des années 30. En octobre 2009, la durée moyenne de la semaine de travail est tombée à 33 heures, la plus basse jamais enregistré, ce qui donnait aux employeurs une grosse marge de manœuvre pour accroître le temps de travail – sans parler de la possibilité d’accroître l’utilisation de la capacité productive (plutôt que d’embaucher et de construire de nouvelles usines). Selon le Bureau des Statistiques du Travail, seuls 11 000 emplois ont été perdus en novembre 2009, après des mois consécutifs de suppression de centaines de milliers d’emplois. Ce mois a marqué le plus faible nombre de suppressions d’emplois depuis le début de la récession, fin 2007, ce qui a fait passer le chômage de 10,2 % à 10 % (compte tenu des créations d’emplois). Le fait que les capitalistes brandissent de tels résultats comme un succès en dit long sur la gravité de la situation.

Le gouvernement américain a injecté de grandes quantités d’argent dans l’économie, ce qui se reflète dans une augmentation des emplois dans l’éducation, les services de santé et l’administration gouvernementale elle-même. Mais dans le même temps, des coupes sauvages dans les budgets des Etats et des administrations locales commencent à peser sur l’économie. Même le secteur des services – qui représente les 2/3 de l’économie – est entré en crise, car de moins en moins de gens ont de l’argent pour des dépenses non-essentielles. Les subventions aux entreprises automobiles ont permis une légère expansion de ce secteur industriel. Mais les statistiques suggèrent que cette hausse est largement due à la reconstruction des stocks épuisés – et ne représente pas une solution, à terme.

Pour la première fois depuis 1983, le taux de chômage américain a dépassé les 10 % (avant de légèrement baisser). Il va probablement tourner autour de ce seuil pendant toute une période. Dans certains Etats – comme l’Ohio et le Michigan – ce taux est bien plus élevé. Si l’on comptabilisait les travailleurs à temps partiel et ceux qui ne recherchent plus d’emplois, le chiffre du taux de chômage avoisinerait les 17 %. Un Américain sur cinq en âge de travailler est au chômage. Pour les immigrés et les noirs, c’est beaucoup plus. 34,5 % des jeunes afro-américains sont au chômage. La jeunesse dans son ensemble est sévèrement touchée. Dans le Maryland, par exemple, le taux de chômage des travailleurs de moins de 20 ans était de l’ordre de 50 %, en août 2009. A Washington D.C, le chiffre est de 55 %. Cette situation désastreuse aura des implications importantes, à l’avenir.

L’année 2009 s’est terminée sur une perte totale d’emplois de 4,2 millions – et un taux de chômage moyen de 9,3 %, contre 4,6 % en 2007. Quelque 7,2 millions d’emplois se sont évaporés depuis le début de la crise, en décembre 2007, soit trois fois plus que pendant la récession de 1980-82.

Fin 2009, pas moins de 5,6 millions de personnes cherchaient un travail depuis plus de six mois, soit 35,6 % des chômeurs – un nouveau record. Pour les travailleurs, la prétendue reprise n’en est pas une du tout. Il y a six chômeurs par emploi disponible. Dans la mesure où l’économie américaine doit créer 120 000 emplois par mois pour absorber la croissance démographique, l’optimisme affiché par les capitalistes représente le triomphe de l’espoir sur l’expérience.

La Réserve Fédérale pense que le chômage restera à des niveaux élevés jusqu’en 2011, au moins, et ne retournera pas à des niveaux « normaux » (autour de 5 %) avant 2013. Plus de 5,2 % de tous les emplois américains ont été détruits, depuis le début de la récession.

Ce qui nous intéresse le plus, ce sont les effets de cette situation sur la conscience des travailleurs américains. De quel genre de reprise parle-t-on lorsque près de 16 millions de personnes ne peuvent pas trouver du travail ? Comment le PIB peut-il rebondir lorsque des millions d’emplois ont été supprimés, en deux ans ? La réponse est simple : le capitalisme repose sur moins de travailleurs, qui travaillent plus pour un plus petit salaire. Selon le Département du Travail, la productivité du travail – la quantité produite par travailleur et par heure – a augmenté de 9,5 % au cours du 3e trimestre, après avoir augmenté de 6,9 % au second. Quant aux salaires et autres rémunérations des travailleurs, ils ont crû d’à peine 1,5 % en 2009, le taux le plus bas enregistré depuis 1982. Moins de pouvoir d’achat signifie que moins de produits pourront être achetés. Dans une économie basée à 70 % sur les dépenses des consommateurs, cela signifie qu’un nouveau ralentissement est inévitable.

L’augmentation de la dette publique est dans une spirale totalement incontrôlée. Tôt ou tard, cela se traduira par une augmentation des taux d’intérêt et de l’inflation. Ce sont là des dangers mortels, pour la reprise. Dans ces conditions, même si la récession se termine, l’économie des Etats-Unis et des autres principaux pays capitalistes ne croîtra que faiblement – et le chômage se maintiendra à un haut niveau. La crise est utilisée par les capitalistes pour obliger les travailleurs des pays capitalistes avancés à accepter des baisses de leurs niveaux de vie. C’est la recette idéale pour provoquer des explosions de la lutte des classes, dans les années à venir.

Depuis près de 200 ans, le capitalisme est passé par des cycles périodiques de croissance et de récession. Cependant, la situation actuelle n’est pas une manifestation « normale » de ce cycle. C’est une transition entre deux phases de développement du capitalisme. Nous sommes entrés dans une période où la courbe générale du développement du capitalisme est descendante. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il ne peut pas y avoir de développement des forces productives.

Lénine expliquait qu’il n’existe pas de situation inextricable, pour le capitalisme. Il n’y a pas de « crise finale » du système. Les capitalistes trouveront toujours une issue à la plus profonde des crises, jusqu’à ce que ce système soit renversé par l’action consciente de la classe ouvrière. Les capitalistes se sortiront de la crise actuelle. La question, cependant, est la suivante : comment vont-ils en sortir, et à quel prix ? Même dans les périodes les plus difficiles, il peut y avoir des reprises temporaires, tout comme un mourant peut avoir des rémissions temporaires, donnant l’impression d’être totalement guéri. Ce type de rémission est suivi de crises encore plus aigues.

Dans ce type de périodes, nous devons réfléchir aux processus fondamentaux, de façon à anticiper la ligne de développement la plus probable. Il faut saisir les processus fondamentaux à tous les niveaux – et non seulement les soubresauts accidentels et épisodiques. Il s’agit d’un processus dialectique complexe, que nous devons étudier attentivement à travers toutes ses étapes. Comme Trotsky l’expliquait dans La courbe du développement capitaliste (1923) : « La transition d’une époque à une autre époque produit naturellement les plus grandes convulsions dans les relations entre les classes et entre les Etats. » Tel est le genre de période dans laquelle nous sommes entrés.

Ted Grant prévoyait que dans l’éventualité d’une profonde récession, la bourgeoisie utiliserait les ressources colossales accumulées au cours des 50 dernières années, afin d’éviter un écroulement total. C’est exactement ce qu’ils sont en train de faire. La crise actuelle, qui a pris les capitalistes totalement par surprise, a fait souffler un vent de panique dans les gouvernements du monde entier. Pour éviter les pires effets de la crise, ils ont eu recours à des mesures inédites. Ils craignent les effets politiques et sociaux d’une crise profonde. Pour tenter de conjurer ces effets, ils ont été forcés de largement puiser dans leurs réserves. Ils ont pu le faire grâce à la couche de graisse accumulée pendant plusieurs décennies de développement économique. Mais cela atteint ses limites, désormais.

Pendant des décennies, les économistes bourgeois expliquaient que les Etats ne devaient pas intervenir sur le marché, qui était considéré comme un mécanisme autorégulé. Mais lorsque la crise a frappé, le système n’aurait pas été maintenu à flot sans l’intervention des Etats. Des politiques fiscales et monétaires agressives, aux Etats-Unis, en Chine – et, dans une moindre mesure, en Europe et au Japon –, ont jusqu’ici empêché un écroulement complet du genre de 1929. Mais ces mesures ne peuvent pas produire une croissance durable – et vont générer de nouvelles contradictions, qui seront encore plus difficiles à surmonter.

Une « crise du crédit » ?

Les économistes bourgeois sont incapables d’expliquer la récession. Ils disent qu’elle est provoquée par un assèchement du crédit et ses conséquences sur la demande. Cependant, Marx a démontré que ce n’est pas le manque d’argent (de « liquidités ») qui est la cause de la crise, mais plutôt la crise qui est la cause du manque d’argent. Il en va de même pour le crédit. Marx expliquait que le crédit permet aux capitalistes de repousser temporairement les limites du système. Mais une augmentation du crédit n’implique pas nécessairement un accroissement viable de la production. Cela peut stimuler temporairement la demande et la consommation, mais au prix d’une aggravation de la crise, lorsque celle-ci éclate. C’est précisément ce à quoi nous assistons avec la crise actuelle. La crise de surproduction a été énormément exacerbée par la baisse massive de la demande, aux Etats-Unis, en conséquence de la contraction brutale du crédit.

Les capitalistes ont eu recours à l’endettement à une échelle sans précédents. Ils ont généré des montagnes de déficits. A présent, ils vont encore plus loin et augmentent la masse monétaire au moyen de ce qu’ils appellent le « quantitative easing » (« assouplissement quantitatif » : les Banques Centrales font tourner les planches à billets). C’est théoriquement hasardeux – et lourd de conséquences désastreuses. Cela part de l’idée que les problèmes de l’économie sont l’insolvabilité et le manque de crédits. Dès lors, il serait possible de résoudre la crise en baissant les taux d’intérêt et en imprimant et dépensant davantage d’argent. Mais c’est faux.

Il y a toujours un grain de vérité dans les arguments des économistes bourgeois. Mais ils sont unilatéraux et anti-dialectiques. Ils ne sont pas capables de voir toutes les facettes du processus. Milton Freidman avait raison quand il expliquait que les politiques keynésiennes – le financement par le déficit – provoqueraient une explosion de l’inflation. Mais les Keynésiens avaient également raison quand ils expliquaient qu’une coupe dans les dépenses de l’Etat et une baisse des salaires auraient pour effet de réduire la demande – et, ainsi, d’aggraver et prolonger la crise. Cependant, les « solutions » keynésiennes n’en sont pas : en cherchant à résoudre la crise en augmentant les dépenses de l’Etat à travers l’emprunt, ils ne font que créer de vastes dettes qui devront être payées dans le futur. Et il n’est pas possible de faire apparaître de l’argent de nulle part sans finir par provoquer de l’inflation. Cela a été tenté dans les années 70, et cela a provoqué une explosion de l’inflation – ainsi qu’un puissant développement de la lutte des classes, dans un pays après l’autre. Ainsi, les capitalistes sont pris entre le marteau et l’enclume.

Il n’y a rien de fondamentalement nouveau dans la crise actuelle, hormis son échelle et sa profondeur inédites. C’est la conséquence des contradictions accumulées pendant la phase de croissance précédente. Dans toute période de croissance, la spéculation et les fraudes fleurissent. Mais quand la bulle explose, les fraudes sont dévoilées et la confiance s’effondre. Les capitalistes qui se sont gavés, pendant l’orgie de profits, retournent leur veste, versent des larmes de crocodiles et se frappent la poitrine en proclamant qu’ils ont compris la leçon et que jamais on ne les y reprendra – jusqu’à la prochaine frénésie financière. A peine un an après la phase la plus aigue de la crise, les dirigeants des entreprises ayant reçu le plus d’aides financières se gavent de bonus extravagants et d’avantages en tous genres, suscitant l’indignation et la colère des populations.

Pour éviter que la crise ne dégénère en une profonde récession, la classe dirigeante a dû recourir à des politiques monétaires d’une ampleur inédite. En conséquence, les déficits des Etats ont atteint des proportions monstrueuses. Des entreprises privées et des banques ont été artificiellement maintenues à flot, afin d’éviter un écroulement de l’économie. Tout cela dans le but de relancer la prospérité commerciale et industrielle factice des années de croissance. Or, ils oublient un petit détail : c’est précisément cette politique qui est la cause fondamentale de la crise financière actuelle.

La période de croissance s’est accompagnée d’une orgie spéculative sans précédent, par sa portée et son échelle. Les banquiers « respectables » y ont participé avec enthousiasme. D’énormes quantités de capitaux fictifs ont été injectées dans le système et dans la bulle immobilière. Celle-ci n’était qu’un exemple des nombreuses activités spéculatives basées sur des valeurs inexistantes (des « capitaux fictifs »). Les bourses du monde entier ont brisé tous les records. Le marché mondial des produits dérivés était évalué à plus de 700 000 milliards de dollars, comme le montrent les chiffres suivants :

Montant global des achats directs sur le marché des produits dérivés, fin juin 2009 (en milliards de dollars) :

Juin 2007 : 516 407

Déc 2007 : 595 738

Juin 2008 : 683 814

Déc 2008 : 547 371

Juin 2009 : 604 622

Ces chiffres proviennent de l’édition de décembre 2009 de la revue trimestrielle de la Banque des Règlements Internationaux. Or, aussi incroyable que cela puisse paraître, ces chiffres ont de nouveau atteint des niveaux semblables à ceux des années de croissance.

Cela montre l’autre facette de la « reprise », qui est presque entièrement basée sur un financement massif des Etats – et leur endettement. C’est une tentative désespérée de sortir de la crise en regonflant la « bulle ». C’est complètement irresponsable, du point de vue de l’orthodoxie économique. Et cela ouvre la voie à une poussée inflationniste et à des augmentations des taux d’intérêts, qui mèneront à une nouvelle crise encore plus profonde. Une section de la bourgeoisie – celle qui n’a pas encore complètement perdu la tête – s’en inquiète vivement. Tôt ou tard, le système devra passer par une douloureuse période « d’ajustement », pour en expurger les capitaux fictifs.

Pendant la phase de croissance, chacun est enclin à prêter et emprunter comme s’il n’y avait pas de lendemains. Le crédit est facile d’accès. Mais aussitôt que ce cycle économique touche à sa fin, le flot du crédit s’assèche. Tout le monde devient parcimonieux et exige, non plus des promesses de remboursement, mais du cash sonnant et trébuchant. En lieu et place de l’esprit d’abandon et de dilapidation irresponsable, l’esprit de l’avarice s’installe. Au lieu de prêter toujours plus d’argent, les banquiers réclament le paiement rapide des dettes. Cela pousse les petites entreprises – mais aussi de plus grandes – à la faillite, et contribue à la spirale descendante de l’économie. Ainsi, le crédit et tous les autres facteurs qui poussaient jusqu’alors l’économie vers le haut se combinent pour la tirer vers le bas. Dialectiquement, tout se transforme en son opposé. Ce qui a pris des années à être construit peut être détruit en quelques jours.

Pour minimiser l’impact de la crise, la Réserve Fédérale a baissé les taux d’intérêts toujours plus près de 0 %. Elle a inondé les banques d’argent pour stimuler le crédit. Le gouvernement américain a lancé un plan de relance de 787 milliards de dollars en baisses d’impôts et en travaux publics, dans l’espoir de stimuler l’activité économique. Mais jusqu’ici, l’effet de ce plan sur les créations d’emploi a été négligeable. A peine 650 000 emplois ont été créés ou sauvés : moins que le nombre d’emplois perdus au cours du seul mois de janvier 2009.

Dans la foulée de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, l’Europe a lancé son propre plan de stabilisation. Même les capitalistes suisses ont injecté massivement des fonds dans leurs banques et pris des mesures d’urgences pour éviter un effondrement de la confiance à l’égard du système bancaire suisse. Les capitalistes semble être parvenus à repousser – pour un temps – la perspective d’une profonde récession, mais seulement au prix d’aggraver les déséquilibres financiers et budgétaires (notamment via le « quantitative easing »). Cela mènera à de l’inflation, à un certain stade, avec de graves conséquences.

Les Banques Centrales ont injecté des quantités massives de liquidité dans les marchés financiers, dans l’espoir que les banques continuent à se prêter les unes aux autres. Le système bancaire est désormais presque totalement dépendant du financement public. Mais malgré toutes ces mesures, les banques ne veulent prêter qu’aux entreprises et aux particuliers les plus « sûrs ». Les banquiers savent que la crise n’est pas terminée et ils ne sont pas certains de voir revenir leur argent. Bien que les taux d’intérêts nominaux soient proches de zéro, les entreprises et les particuliers ont réagi mollement, car pendant un temps les prix ont chuté – et les taux d’intérêts réels sont restés élevés.

Le gouvernement américain a déjà mobilisé la somme stupéfiante de 11 000 milliards de dollars en subventions diverses : garanties, investissements, recapitalisation et apports de liquidités. Mais tous les efforts du gouvernement pour combattre la crise n’auront qu’un effet modéré, sans rien résoudre de fondamental. Ils ne s’attaquent pas à la cause fondamentale de la crise, qui n’est pas le manque de crédit, mais la surproduction. Tous les programmes gouvernementaux de stimulation de la demande seront incapables d’équilibrer l’offre et la demande, ce qui est un problème central du mode de production capitaliste (non planifié et anarchique).

Surproduction

« La cause fondamentale de la crise dans une société capitaliste – et c’est un phénomène propre à la seule société capitaliste – réside dans l’inévitable surproduction à la fois de biens de consommation et de capitaux destinés à la production. Il peut y avoir toutes sortes de causes secondaires à la crise, en particulier dans une période de développement capitaliste : surproduction partielle dans certaines industries ; spéculation boursière ; escroquerie inflationniste ; déséquilibres dans la production – et bien d’autres encore. Mais la cause fondamentale de la crise réside dans la surproduction. Et cette surproduction est la conséquence de l’économie de marché et de la division de la société en classes antagoniques et en conflit. »

Voilà ce qu’écrivait Ted Grant, en 1960, dans Y aura-t-il une récession ? Cette idée s’est révélée correcte. La surproduction est la cause fondamentale de la crise : il y a un excès, à l’échelle mondiale, de logements, d’automobiles et d’autres biens de consommation durables. Il va falloir des années pour résorber cet excès. C’est cela, et non le manque de crédit, qui bloque l’expansion de l’industrie. Lorsque les politiciens se plaignent du fait qu’après tout l’argent qu’ils ont reçu, les banquiers ne prêtent pas, ces derniers répondent que lorsqu’ils proposent de prêter de l’argent, ils ne trouvent pas preneurs. Naturellement ! Une reprise fondée sur des dépenses publiques va très rapidement se heurter aux limites de la demande. A présent que les travailleurs ne peuvent plus s’endetter en s’appuyant sur la hausse de l’immobilier, il y a encore moins de possibilités d’accroître artificiellement la demande.

La force motrice de toute véritable reprise est la production industrielle et la construction. Or il y a une surproduction, dans ces secteurs (les économistes bourgeois parlent de « surcapacité »). Partout, des immeubles de bureaux restent vides ; la construction est à l’arrêt. Avec la chute de la demande au niveau mondial, les capitalistes sont contraints de recourir à des licenciements massifs, au travail à temps partiel et à des fermetures d’entreprises. Le capitalisme se montre incapable d’absorber le potentiel productif colossal qu’il a créé. Par exemple, il y a une surproduction mondiale d’acier. Il y a « trop d’acier » (compte tenu des limites du système capitaliste), ce qui est lié, en grande partie, à la chute brutale de la production automobile.

Le magazine Businessweek posait une question intéressante : comment la surproduction peut-elle exister ?

« Pour les économistes, la surcapacité est un concept épineux. Les besoins humains sont illimités. Dès lors, comment le monde peut-il produire trop des choses correspondant à ces besoins ? La clé de l’affaire, c’est la solvabilité de la population. Dans beaucoup de secteurs, les prix n’ont pas suffisamment baissé pour relancer la demande. Il faudra la combinaison d’une baisse des prix et d’une destruction des capacités de production, avant que l’offre et la demande retrouvent un équilibre. [...] La question est : comment cet équilibre sera atteint ? »

Cette question est au cœur du problème. Le capitalisme est un mode de production non planifié et pour le profit – soit tout autre chose qu’une production rationnellement planifiée dans le but de satisfaire les besoins humains. Dans ce système, rien n’oblige l’offre de voitures, d’acier, de nourriture ou de toute autre marchandise à coïncider avec ce que les économistes appellent la « demande effective ». Toute l’histoire du capitalisme est faite de crises causées par la contradiction entre les énormes capacités productives du capitalisme et le pouvoir d’achat nécessairement limité des masses (« la demande »). D’où les crises périodiques de surproduction.

A notre époque, la surproduction se manifeste par la surcapacité. Au cours de la crise, les niveaux d’utilisation des capacités productives ont brutalement chuté, dans tous les pays capitalistes avancés. Les chiffres suivants l’illustrent.

Etats-Unis

Voici des chiffres de la Réserve Fédérale sur le taux d’utilisation des capacités de production industrielle :

Avril 2009 (point bas) : 68,28 %
Décembre 2009 : 72 %
Décembre 1982 (période de récession) : 70,8 %

Japon

Indice 100 = an 2000
Février 2008 : 110
Février 2009 : 62,61
Août 2009 : 81,75

Ces chiffres montrent qu’au Japon, le taux d’utilisation des capacités de production a été pratiquement divisé par deux, entre février 2008 et février 2009 (Source : FMI. Perspectives Economiques Régionales : Asie et Pacifique. Octobre 2009).

Une étude de « MLI research » a estimé que le chiffre est tombé à 50,4 %, lors du premier trimestre 2009.

La zone euro

Fin juillet 2009, le taux d’utilisation des capacités de production de la zone euro était de 69,5 %, bien en deçà de sa moyenne de 81,6 %, avant la récession. Le choc a été particulièrement violent pour les producteurs de biens d’équipement (67,6 %). Dans l’industrie automobile, le chiffre est même tombé sous les 60 %, à un certain stade.

Ces données proviennent de la Banque Centrale Européenne.

Turquie

Juin 2008 : 82,3 %
Janvier 2009 : 63,8 %
Juillet 2009 : 72,3 %
Décembre 2009 : 69,7 %

Il s’agit des données officielles publiées, le 12 janvier 2010, par l’Institut des Statistiques turc.

Canada

3e trimestre 2008 : 78,9 %
3e trimestre 2009 : 67,5 %

Il s’agit des données officielles fournies par Statistiques Canada.

Thaïlande

4e trimestre 2007 : 73,12 %
1er trimestre 2009 : 58,09 %
4e trimestre 2009 : 67,20 %

Source : Banque de Thaïlande

Tous ces chiffres marquent les niveaux les plus bas jamais enregistrés depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans certains des pays parmi les plus pauvres au monde, la situation est encore pire, avec des taux d’utilisation de 50 % – ou moins.

L’industrie automobile est une bonne illustration de cette situation. En 2008, le taux d’utilisation des capacités de production mondiales de cette industrie est tombé à 70,9 % – soit 10 points de moins que la moyenne entre 1979 à 2008. C’est historiquement bas, et c’est équivalent au niveau de décembre 1982, en pleine récession. Le magazine Autos (31/12/2008) a publié un article intitulé « Le problème de la surcapacité chez les constructeurs automobiles », où l’auteur explique : « Les constructeurs automobiles doivent fermer leurs usines excédentaires sans toutefois entamer leur capacité de relancer la production, lorsque la population achètera à nouveau des voitures ». Cela exprime très clairement le dilemme auquel les capitalistes font face. L’industrie automobile mondiale est en capacité de produire 94 millions de véhicules par an. Sur la base des ventes actuelles, c’est environ 34 millions de trop, soit la production d’une centaine d’usines.

La surcapacité mondiale dans le secteur de l’automobile – de l’ordre de 30 % – signifie que même si les grands constructeurs fermaient un tiers de leurs usines, ils continueraient de rencontrer des difficultés à écouler leurs stocks. Ils tablent sur une relance des ventes début 2011. Mais personne ne croit sérieusement qu’ils pourront alors écouler 34 millions de véhicules de plus qu’aujourd’hui. En outre, les constructeurs tablent sur la croissance démographique et sur une augmentation des ventes, en 2013, lorsque les consommateurs commenceront à remplacer leurs anciennes voitures. Même dans ce cas, il y aura toujours « trop » d’usines.

Dans ce contexte, General Motors a élaboré un vaste plan de restructuration comprenant la suppression de plus de 21 000 emplois en usine, aux Etats-Unis. Timken Co., un poids lourd du secteur de l’acier, a indiqué qu’il allait supprimer quelque 4000 emplois. Le même phénomène est en train de se produire pour des centaines de milliers de travailleurs en « surcapacité », qui vont être jetés à la rue. Il s’agit des emplois les mieux payés, avec des représentants du personnel et des syndicats, alors que les quelques emplois qui sont créés sont en général dépourvus de syndicat et mal payés.

Le fait qu’il s’agit d’une crise de surproduction a désormais pénétré le cerveau des bourgeois les plus obtus – qui pendant des années ont nié la possibilité d’un tel phénomène. Un article publié dans un journal de droite, The Telegraph (15 août 2009), le montre clairement :

« Trop d’aciéries ont été construites, trop d’usines de voitures, d’ordinateurs ou de panneaux solaires, trop de bateaux, trop de maisons. Cela a dépassé le pouvoir d’achat de ceux qui sont censés acheter ces marchandises. C’est plus ou moins ce qui s’est produit dans les années 1920, lorsque l’électrification et le fordisme ont élevé la production plus vite que les salaires. C’est la clé pour comprendre la sévérité de la crise, même si la dette était à cette époque bien moins élevée qu’aujourd’hui. »

Toyota, Honda et Nissan ont réduit leurs marges de bénéfice. Ils baissent la production, suppriment des emplois et reportent leurs projets d’ouverture de nouvelles usines. Dans le même temps, ils cherchent à rétablir leur position sur le marché américain, en préparation d’une reprise de la demande. Leur problème est qu’ils seront confrontés à une forte concurrence des constructeurs américains, qui connaissent eux aussi une crise profonde. En Amérique du Nord, l’industrie automobile est en capacité de produire 7 millions de véhicules de plus que ce que le marché peut absorber. Voilà ce qui mine le moral des capitalistes. Ils savent que tant qu’il y aura de la surproduction, aucune reprise économique sérieuse ne sera possible.

La surcapacité mondiale conduit à une baisse des prix (de certaines marchandises), pour le consommateur, mais elle augmente aussi la compétition et conduit à une baisse des bénéfices, pour les capitalistes. Nous ne parlons pas ici d’une baisse du taux de profit, mais d’une baisse de la masse de profit, qui conduit à une baisse de la production, à une augmentation du chômage, à des faillites et des fermetures d’entreprises. Dans un marché mondial en contraction, les producteurs locaux doivent concurrencer les importations. Les producteurs d’automobiles et d’acier font face à un « cercle vicieux », une chute en spirale de la production, des prix et des profits. La chute de la production automobile signifie une chute de la demande d’acier, d’électricité, de pétrole et d’autres secteurs liés à cette industrie.

D’après Michelle Hill, consultante chez Oliver Wyman, les constructeurs d’automobiles américains devront fermer au moins une dizaine de leurs 53 usines, en Amérique du Nord, s’ils veulent retrouver les niveaux de rentabilité d’avant la crise. La seule façon d’éliminer la surcapacité est de détruire systématiquement des forces productives. Les usines sont fermées comme des boîtes d’allumettes, les travailleurs sont jetés à la rue et les machines sont livrées à la rouille – jusqu’à ce que, finalement, de nouveaux marchés et champs d’investissements émergent.

Les économistes bourgeois appellent cela une « destruction créatrice ». Cela fait penser à Procuste, cette figure de la mythologie grecque qui coupait les membres de ses invités, dans son lit, pour que rien n’en dépasse. Il y a une contradiction centrale entre les limites des Etats-nations et le marché mondial. Ce dernier a depuis longtemps outrepassé les étroites limites des marchés nationaux.

L’expansion du commerce mondial

Le facteur principal qui a permis au capitalisme de longtemps retarder l’avènement d’une profonde récession fut l’énorme essor du commerce mondial (la « globalisation »). La période de l’entre-deux-guerres était caractérisée par une vague de protectionnisme et de dévaluations compétitives, qui avait déprimé le commerce mondial et aggravé la récession. Mais la période qui commença en 1945 fut entièrement différente. A ce moment là, les Etats-Unis possédaient les deux tiers de l’or disponible, dans le monde, et son industrie était intacte, tandis que l’Europe et le Japon continuaient à lutter pour se relever de la guerre.

Le dollar était « aussi bon que l’or » et devenait la monnaie mondiale (devant la livre sterling). Le Plan Marshall et le boom de la reconstruction d’après-guerre, en Europe, ont conduit à un nouvel essor économique, qui a duré plus de vingt ans. L’expansion sans précédent du commerce mondial a permis à la bourgeoisie de résoudre, partiellement et temporairement, l’une des contradictions fondamentales du capitalisme : les limites de l’Etat-nation. En conséquence, la science et la technologie se sont développées plus vite qu’à tout autre moment de l’histoire. Le capitalisme a démontré – probablement pour la dernière fois – ce que ce système d’exploitation était capable de réaliser. Sur la base d’énormes investissements, la bourgeoisie a obtenu des résultats qui auraient stupéfait Marx et Engels.

Ce processus s’est approfondi et intensifié au cours des deux dernières décennies. L’effondrement de l’URSS et des régimes staliniens d’Europe de l’Est, ainsi que l’entrée de la Chine et de l’Inde dans le marché mondial, signifiaient l’intégration de près de deux milliards d’individus supplémentaires dans l’économie capitaliste mondiale. Cela constituait un énorme stimulant, pour le commerce mondial, et marquait une nouvelle intensification de la division internationale du travail. Tous les pays dépendent désormais du marché mondial : tel est le sens de la « globalisation ».

Mais ce processus a atteint ses limites. Pour la première fois depuis 1982, le commerce mondial a brutalement chuté : de 14,4 % en 2009. Même si une augmentation est attendue en 2010, ce fut un effondrement très grave, qui révèle l’autre facette de la globalisation. L’intégration dans le marché mondial signifie que toutes les économies soi-disant « émergentes » sont aujourd’hui soumises aux fluctuations de ce marché. Elles ont toutes été affectées par la récession et la baisse de la demande, aux Etats-Unis, où la consommation a chuté – et où le protectionnisme s’accroît. La globalisation se manifeste comme une crise globale du capitalisme. Les stratèges du capital les plus intelligents s’en rendent compte :

« L’échelle et la vitesse de la contraction économique mondiale synchronisée est réellement sans précédent (au moins depuis la Grande Dépression), avec une chute libre du PIB, des revenus, de la consommation, de la production industrielle, de l’emploi, des exportations, des importations, de l’investissement sur le marché intérieur – et, encore plus inquiétant, des investissements à l’étranger. Et à présent, beaucoup des marchés émergents sont au bord d’une crise financière de premier ordre, à commencer par les pays émergents d’Europe ». (Financial Times, 3/05/09)

Ces lignes expriment une contradiction fondamentale. Au cours d’une récession, les prix, les bénéfices et les salaires chutent en une spirale descendante. Au cours des trois derniers mois de 2008, les prix à la consommation, aux Etats-Unis, ont chuté au rythme annuel – impressionnant – de près de 13%. Les prix ont baissé pour tout type de biens : vêtements, téléviseurs, mobilier, etc. Les détaillants ont annoncé rabais après rabais. Etant donné l’effondrement de la demande globale (consommation, investissement immobilier, investissement privé, exportations, etc.), la stimulation par les dépenses de l’Etat est totalement insuffisante pour véritablement relancer l’économie. Même avec les 11 000 milliards de dollars de sauvetage et de garanties accordés par le gouvernement – en empruntant, pour l’essentiel –, le système financier américain est, dans la pratique, insolvable.

Pour écouler leurs produits sur un marché saturé, les capitalistes se voient obligés de proposer des rabais sauvages, y compris en vendant à perte. Ils sont en train d’essayer de faire la même chose sur les marchés mondiaux. Le protectionnisme est une tentative d’exporter le chômage. En période de croissance, les capitalistes peuvent arriver à des accords à l’amiable pour se partager le butin. Mais lors d’une dépression, leur devise est : « chacun pour soi ! » Ils ne se soucient pas de ce qui adviendra aux autres. C’est une situation dangereuse, pour le capitalisme. N’oublions pas que c’est précisément le protectionnisme et les dévaluations compétitives qui ont transformé la crise de 1929 en Grande Dépression.

Des tendances protectionnistes commencent déjà à émerger. Les gouvernements d’Europe occidentale donnent de l’argent à leurs constructeurs automobiles s’ils acceptent de ne pas fermer des usines dans leurs pays. Des entreprises comme Volkswagen et Renault ont prévu de réduire la production en Espagne, au Portugal et en Italie, afin de maintenir les usines en Allemagne et en France. Pour les mêmes raisons, les constructeurs automobiles américains réduisent leurs opérations en Europe.

Le conflit le plus grave oppose la Chine, les Etats-Unis et l’Europe. La Chine a intérêt à indexer le yuan sur le dollar, de façon à stimuler ses exportations. Certes, entre 2005 et 2008, les autorités chinoises ont accepté que le yuan se renchérisse de 21%, par rapport au dollar. Mais depuis, elles ont maintenu un taux de change plus ou moins fixe. En conséquence, le yuan a été entraîné à la baisse par le dollar, tandis que bien d’autres monnaies ont décollé. Au premier semestre 2009, le real brésilien et le won sud-coréen ont pris respectivement 42% et 36%, contre le yuan, ce qui affecte gravement la compétitivité de ces deux économies.

Entre 1998 et 2008, les exportations chinoises ont bondi de 23 % par an, en moyenne – soit plus du double de la croissance du commerce mondial, sur la même période. Si cela continuait de croître au même rythme, la Chine réaliserait environ un quart des exportations mondiales, dans dix ans. Au début des années 1950, les Etats-Unis réalisaient 18% des exportations mondiales (depuis, ce chiffre est tombé à 8%). Un document de travail du FMI publié en 2009 explique que si l’économie chinoise demeure toujours aussi dépendante de ses exportations, il lui faudrait réaliser 17% des exportations mondiales, en 2020, pour maintenir une croissance annuelle de 8%.

Ceci étant dit, il faut relativiser la valeur de ces projections. Par le passé, des projections semblables avaient été formulées à propos du Japon, qui à son point culminant, en 1986, réalisait 10 % des exportations mondiales, comme la Chine aujourd’hui. Et pourtant, ce chiffre est par la suite tombé à moins de 5 %. Les exportations japonaises ont été sapées par la forte hausse du yen, entre 1985 et 1988 : de l’ordre de 100 %, face au dollar. La part de marché des exportations combinées des quatre tigres asiatiques (Hong Kong, Singapour, Corée du Sud et Taïwan), avait également atteint un maximum de 10 %, avant de reculer.

Il est probable que les exportations chinoises augmenteront plus lentement, désormais, du fait de l’affaiblissement de la demande des économies les plus riches. Cependant, sa part de marché continuera probablement d’augmenter. Dans ses Perspectives pour l’économie mondiale, le FMI prévoit que les exportations chinoises représenteront 12% du commerce mondial, en 2014. Mais à un certain stade, elles se heurteront à la barrière du protectionnisme.

Les auteurs de ce document du FMI analysent la capacité d’absorption globale de trois industries d’exportation – sidérurgie, construction navale et machine-outil –, et en concluent que pour parvenir à une croissance suffisante de ses exportations, la Chine devra baisser ses prix. Or ce sera toujours plus difficile à faire, et ne sera possible que par un accroissement de la productivité et/ou par une baisse des marges de profits. Dans beaucoup d’industries d’exportation, et en particulier l’acier, les marges sont déjà très faibles.

Les exportations chinoises ont chuté d’environ 17 %, en 2009. Mais les exportations des autres pays ont chuté encore plus. En conséquence, la Chine a dépassé l’Allemagne, dans ce domaine : elle est le premier pays exportateur au monde. Sa part des exportations mondiales frôle les 10 %, contre 3 % en 1999. Au cours des dix premiers mois de 2009, les exportations chinoises aux Etats-Unis ont baissé de 15 %, par rapport à la même période en 2008. Mais les exportations aux Etats-Unis des autres pays ont davantage baissé : de 33%. En conséquence, la part de marché de la Chine s’est élevée au niveau record de 19 %. Ainsi, même si le déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine s’est réduit, la Chine représente aujourd’hui près de la moitié du déficit commercial des Etats-Unis, contre moins d’un tiers en 2008. Cela a stimulé de nouvelles tendances protectionnistes :

« Les frictions commerciales entre la Chine et le reste du monde ne cessent de s’intensifier. Le 30 décembre, la Commission Américaine sur le Commerce International a approuvé de nouvelles tarifications sur les importations de tubes d’acier chinois, en déclarant qu’ils étaient injustement subventionnés. Par ailleurs, le 22 décembre, les gouvernements de l’Union Européenne ont voté le prolongement, pendant 15 mois, de mesures anti-dumping sur les importations de chaussures chinoises ». (The Economist, 7 janvier 2010)

« L’hostilité internationale grandit, face à la domination des exportations chinoises. Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, a écrit récemment dans le New York Times qu’en maintenant à un faible niveau sa monnaie, pour soutenir les exportations, "la Chine assèche la demande dans une économie mondiale déprimée qui un besoin vital de demande". Il ajoute que les pays victimes du mercantilisme chinois peuvent légitimement recourir à des mesures protectionnistes. » (Ibid.)

De leur côté, les autorités chinoises soulignent que ses importations ont été plus importantes que ses exportations, ces derniers temps : + 27% entre janvier et novembre 2009, alors que ses exportations chutaient, sur la même période. Les exportations des Etats-Unis vers la Chine – son troisième plus grand marché d’exportation, après le Canada et le Mexique – ont augmenté de 13 %, entre janvier et octobre 2009, pendant que les exportations américaines vers le Canada et le Mexique ont baissé de 14 %. D’un autre côté, la part des exportations dans le PIB chinois est passée de 36 %, en 2007, à environ 24 % en 2009. De même, le surplus commercial chinois est passé de 11% à 6 % de son PIB. Mais ces arguments ne font pas taire les appels au protectionnisme.

Le conflit entre la Chine et les Etats-Unis ne cesse de s’aggraver. Les pressions internationales pour réévaluer le yuan se font de plus en plus pressantes. Mais les dirigeants chinois sont devenus plus fermes, face à Washington. Lors de sa première visite en Chine, Barack Obama a demandé au gouvernement chinois d’autoriser une réévaluation du yuan. Le Président Hu Jintao a poliment ignoré cette requête. Jean-Claude Trichet, le président de la Banque Centrale Européenne, et Dominique Strauss-Kahn, chef du FMI, ont également demandé un yuan plus fort. Cependant, la Chine continue de résister à ces pressions et a même imposé des tarifs douaniers spécifiques – par exemple sur l’acier en provenance des Etats-Unis et de la Russie.

Tout en chantant les louanges du « libre commerce », les capitalistes préparent des politiques protectionnistes. La bourgeoisie nord-américaine a laissé le dollar chuter pour obtenir un avantage déloyal sur les marchés mondiaux et réduire son déficit commercial. La politique d’ « Acheter américain » est une mesure protectionniste, comme le sont les énormes subventions aux constructeurs automobiles et à l’agriculture américains. Ces tendances s’accroîtront au cours de la prochaine période, chaque classe capitaliste nationale cherchant à exporter le chômage et à décharger ses problèmes sur ses rivaux. Cela ouvre un scénario plus semblable aux années 1930 qu’à la période de l’après-guerre.


[1] Membre du Parti Social-Démocrate allemand (SPD), Edouard Bernstein (1850-1932) s’est lancé dans une « révision » systématique du marxisme. Il s’agissait d’une première tentative de donner une base théorique aux idées du réformisme.