La deuxième révolution égyptienne

Morsi a été renversé. Une fois de plus, le magnifique mouvement des masses a montré au monde entier le vrai visage du peuple égyptien. Cela prouve que cette révolution, dont beaucoup pensaient – y compris à gauche – qu’elle s’était embourbée, conserve toujours d’immenses réserves sociales.

Contrairement à la propagande qui présente la chute de Morsi comme un « coup d’Etat », il s’agissait d’une authentique insurrection populaire d’envergure nationale. C’était la deuxième révolution égyptienne. Avec plus de 15 millions de personnes dans les rues, ce soulèvement populaire – sans précédent historique – était encore plus massif que celui qui a renversé Moubarak il y a deux ans.

Une révolution signifie l’irruption sur la scène de l’histoire de millions de gens politiquement inexpérimentés. Ils n’ont pas lu de livres marxistes et n’appartiennent à aucun parti. Mais ils sont le véritable moteur d’une révolution – et la seule garantie de son succès.

Dans les premières étapes d’une révolution, les masses sont confuses et naïves. Naturellement ! Qui était là pour les éduquer ? Qui va le faire maintenant ? Les masses n’apprennent qu’à travers leur expérience et leurs mobilisations, dans le plus grand livre de tous : le livre de la vie. Et une fois la révolution engagée, le peuple apprend vite. Les hommes et les femmes dans les rues du Caire, d’Alexandrie et d’autres villes ont davantage appris au cours de ces derniers jours que pendant toute leur vie. Ils ont surtout pris conscience de leur force collective face aux politiciens, aux bureaucrates, aux généraux et aux chefs de la police.

Un coup d’Etat ?

La réaction des impérialistes à ces événements est un mélange de peur, d’impuissance et de perfidie. Le gouvernement américain a dû se contenter d’intriguer en coulisse avec les sommets de l’armée égyptienne.

La soi-disant « presse libre » d’Europe et des Etats-Unis a produit sa quantité habituelle de mensonges et de distorsions. Selon le mensonge le plus flagrant, Morsi aurait été renversé par un « coup d’Etat ». Or, tout le monde sait que les chefs de l’armée avaient conclu un accord avec Morsi et les Frères Musulmans : ces derniers ont accédé au pouvoir formel à condition de laisser intact l’appareil d’Etat. Par ailleurs, les assassins et les bourreaux de l’ancien régime, celui de Moubarak, n’étaient pas inquiétés. Aucun général et aucun officier de police n’a été jugé pour ses crimes contre le peuple. Ils pouvaient continuer de piller l’Etat, comme avant. Simplement, les riches hommes d’affaires qui s’abritent derrière les Frères Musulmans étaient invités à participer au pillage.

Si les chefs de l’armée ont décidé de renverser Morsi, c’est uniquement parce que le mouvement révolutionnaire les y a forcés. Les généraux craignaient que les masses se saisissent du pouvoir, s’ils n’agissaient pas. Ils ont décidé de sacrifier Morsi pour sauver ce qui pouvait l’être du vieil appareil d’Etat – et surtout de leurs richesses, pouvoirs et privilèges.

« Démocratie »

Les médias capitalistes affirment que Morsi était le « premier président égyptien démocratiquement élu », qu’à ce titre il était « légitime » et que donc le peuple aurait dû attendre patiemment les prochaines élections, comme le font les travailleurs « civilisés » de France, de Grande-Bretagne et des Etats-Unis…

Lorsque cet argument puéril a été rapporté à un manifestant, place Tahrir, il a simplement répondu : « Mais c’est une révolution ! » C’est une très bonne réponse. Depuis quand les révolutions courbent l’échine face aux lois, aux institutions et aux gouvernements existants ? Par sa nature même, une révolution s’efforce de renverser l’ordre établi, ses lois et ses valeurs. Demander à une révolution de respecter les institutions et les personnalités qu’elle s’efforce de balayer, c’est lui demander de renoncer à elle-même.

Par ailleurs, l’idée selon laquelle le gouvernement de Morsi était démocratique est complètement fausse. Il n’était démocratique ni par sa façon d’arriver au pouvoir, ni par sa façon de l’exercer. La majorité des Egyptiens n’ont pas voté pour Morsi. Lors du premier tour de la présidentielle, seuls 46 % des inscrits sur les listes électorales sont allés aux urnes. Et les méthodes de Morsi n’étaient pas différentes de celles de Moubarak. Elles étaient d’ailleurs appliquées par les mêmes personnes. Au cours des douze derniers mois, des centaines de manifestants ont été tués et des milliers persécutés, battus et emprisonnés parce qu’ils se mobilisaient politiquement contre le gouvernement.

Des pogromes étaient organisés contre les Chrétiens, les Shiites et d’autres minorités religieuses. Les droits des travailleurs étaient systématiquement bafoués. 21 supporters de football innocents ont été condamnés à mort. Des femmes étaient sexuellement agressées en pleine rue pour être intimidées et soumises. Morsi s’est accordé des pouvoirs spéciaux qui allaient bien au-delà de la constitution.

A présent, des « démocrates » conseillent aux travailleurs de patienter jusqu’aux prochaines élections. Mais ces « démocrates » sont bien nourris et vivent dans de belles maisons. Ils peuvent se permettre d’être patients. La démocratie bourgeoise qu’ils défendent leur réussit. Les masses, elles, ne peuvent pas attendre. Elles ont eu faim, ces douze derniers mois, pendant que d’autres vivaient dans l’abondance. Elles manquaient de logements, pendant que d’autres vivaient dans le luxe. Parmi ceux qui avaient voté pour Morsi dans l’espoir d’une amélioration, beaucoup sont amèrement déçus.

Pour les travailleurs, la « démocratie » n’est pas un mot creux. La révolution égyptienne n’a pas été menée pour fournir des emplois bien payés à des politiciens professionnels. C’était une révolte massive contre la pauvreté, le chômage et l’exploitation. Dans une révolution, l’humeur de la population change très rapidement. A l’inverse, la pesante machine de la démocratie parlementaire est lente et toujours en retard sur les événements. La prétendue « légitimité » de Morsi ne reposait que sur le vote d’une minorité – et même sa base sociale d’alors s’est largement évaporée, depuis.

Les étapes de la révolution égyptienne

Une révolution n’est pas un drame en un acte. Elle se développe à travers une série d’étapes au cours desquelles les masses cherchent une issue à la crise et testent successivement plusieurs partis et dirigeants. Les premières étapes sont caractérisées par l’entrée explosive des masses dans l’arène politique. Faute d’expérience politique, elles cherchent la ligne de moindre résistance. Mais elles apprennent vite que la voie la plus « facile » se révèle en fait la plus douloureuse et la plus difficile.

En l’absence d’un puissant parti révolutionnaire, une section des masses s’est tournée vers les Frères Musulmans, c’est-à-dire le seul parti d’« opposition » sérieusement organisé à l’époque. Les dirigeants de ce parti, experts en déception, ont soigneusement caché leurs intérêts matériels et de classe derrière une rhétorique démagogique. Mais une fois au pouvoir, ils ont dû montrer ce qu’ils sont réellement. Ils ont conclu un accord avec les généraux et ont trahi les espoirs de leurs électeurs, qui se sont alors très rapidement retourné contre eux, ce qui a mené à la situation actuelle. Cela représente une étape nouvelle et un saut qualitatif de la révolution égyptienne.

Il y aura toute une série de flux et de reflux, une succession de gouvernements instables, parce qu’il n’existe aucune solution aux problèmes de l’Egypte sur la base du capitalisme. Il y aura de nouveaux soulèvements, mais aussi des périodes de fatigue, de déception, de désespoir et même des défaites. Mais chacun de ces reculs sera suivi de nouvelles explosions.

Les masses peuvent-elles prendre le pouvoir ?

Des comités révolutionnaires ont émergé à travers le pays. Une grève générale était engagée. Des millions de personnes manifestaient. Le gouvernement était suspendu en l’air. Les bâtiments gouvernementaux étaient occupés par des gens ordinaires, rejoins parfois par des soldats et des officiers. Des policiers en uniforme participaient aux manifestations pour exprimer leur solidarité.

Cette fois-ci, le gouvernement n’a pas tenté d’envoyer l’armée place Tahrir, de peur que les soldats soient contaminés par la fièvre révolutionnaire. Les sommets de l’armée ont arrêté Morsi parce qu’ils n’avaient pas d’alternative. Sans cela, il était possible que l’armée se brise en deux, sous la pression du mouvement, avec une section de jeunes officiers se dirigeant vers la gauche, comme en 1952 avec Nasser. En l’absence d’un parti révolutionnaire fort, ce scenario demeure une possibilité.

Morsi a été renversé par une révolution, tout comme le Tsar de Russie en février 1917. Mais l’expérience de la révolution russe montre qu’il ne suffit pas de renverser le vieux régime. Il faut mettre quelque chose à la place. Dans le cas de la Russie, l’existence du parti bolchevik sous la direction de Lénine et Trotsky fut le facteur décisif qui a permis à la révolution de triompher. Mais un tel parti n’existe pas en Egypte. Il doit être construit dans le feu des événements.

En réalité, c’est le peuple qui a le pouvoir en Egypte. Mais s’il n’est pas organisé, ce pouvoir peut lui glisser des mains. Lorsque le mouvement reflue et que les gens retournent à leur vie quotidienne, les politiciens professionnels et les carriéristes détournent la révolution et négocient de perfides accords dans le dos du peuple. Alors rien ne change – et le peuple doit reprendre plus tard le chemin de la lutte massive.

Les critiques bourgeois de la révolution disent : « les gens ne sont pas raisonnables. Les problèmes de l’Egypte sont trop profonds pour être réglés en quelques mois ». Oui, c’est vrai, ces problèmes sont très sérieux. Mais précisément pour cette raison, ils ne peuvent pas être réglés par des demi-mesures. Et le fait est que la racine des problèmes n’est pas telle ou telle administration, tel ou tel président. La racine des problèmes, c’est la crise du capitalisme. Ils ne pourront être réglés que par le renversement du capitalisme et son remplacement par une économie nationalisée et planifiée sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière.

L’armée ne peut pas garder le pouvoir, mais elle tentera probablement de former un gouvernement soi-disant « technocratique » dirigé par un bourgeois libéral du genre d’El Baradeï. Il y a sans doute des illusions dans l’armée, au sein du peuple, bien que l’autorité de l’armée ne soit pas aussi grande que les médias occidentaux le prétendent. Les gens les plus conscients n’ont pas d’illusion dans l’armée. Les éléments les plus combatifs de la jeunesse sont réunis autour de la coalition dénommée Tamarrod, qui a donné une forme aux aspirations révolutionnaires des masses.

Les gens comme El Baradeï ne peuvent pas résoudre les problèmes du peuple égyptien. Mais alors, comment les résoudre ? Les travailleurs russes avaient formé des « soviets » – des conseils ouvriers – pour donner une expression organisée à leur mouvement. En Egypte aussi des comités révolutionnaires ont commencé à émerger. Ils représentent le moyen d’exprimer adéquatement les aspirations des masses. Ces comités devraient être liés au plan local, régional et national. Cela représenterait une alternative démocratique et révolutionnaire à l’Etat bourgeois corrompu et répressif.

Le peuple d’Egypte ne peut pas attendre que l’armée ou quiconque prenne des décisions à sa place. Le contrôle ouvrier doit être immédiatement introduit dans les usines pour assurer la production, protéger les conditions et les droits des travailleurs et en finir avec la corruption des bureaucrates.

Pour défendre la révolution contre des attaques terroristes des partisans de Morsi et des éléments islamo-fascistes, les travailleurs doivent être armés et organisés dans une milice liée aux comités révolutionnaires. Des tribunaux populaires doivent être constitués, en lien avec les comités révolutionnaires, pour arrêter et juger tous les coupables de crimes contre le peuple.

Nos mots d’ordre :

  1. Du pain ! Du travail ! Des logements !
  2. Confisquer les richesses de ceux qui pillent l’Egypte depuis des générations, afin de reconstruire le pays.
  3. A bas les capitalistes et bureaucrates qui nous ont volés et exploités !
  4. Pour un gouvernement des travailleurs et des paysans qui nationalise les banques et grands groupes industriels sous le contrôle démocratique du peuple.
  5. Pour un vaste programme de travaux publics pour construire des écoles, des hôpitaux, des routes et des logements, ce qui permettra à la fois de donner des emplois aux chômeurs, un logement digne à tous ceux qui n’en ont pas et de reconstruire les infrastructures du pays.
  6. Former des comités d’action élus dans tous les quartiers, entreprises, écoles et universités.
  7. Ne faites confiance qu’à vous-même et vos comités populaires et démocratiques.
  8. Contrôlez vos dirigeants. S’ils ne font pas ce que vous attendez d’eux, remplacez-les par d’autres qui le feront.
  9. Tout le pouvoir aux comités révolutionnaires !
  10. Vive la révolution socialiste arabe !

Source: La deuxième révolution égyptienne (La Riposte, France)