Elections en Espagne : un coup contre le régime

Après l’annonce des résultats des élections du 20 décembre dernier, un porte-parole du Parti Populaire (PP, droite) a déclaré que l’Espagne était « ingouvernable ». Du point de vue de la bourgeoisie, c’est exact. Les élections ont débouché sur un Parlement fragmenté, reflet de la polarisation de classes dans le pays. En remontant la pente, ces dernières semaines, Podemos (20,7 %) a fragilisé le PSOE (22 %).

C’est la fin du bipartisme établi après la mort de Franco, pour assurer le maintien du régime capitaliste. La croissance de Podemos, sur la vague d’une radicalisation des masses, a balayé toutes les soupapes de sécurité de la démocratie bourgeoise espagnole. Avec 28,7 % des suffrages, le PP arrive en tête, mais recule de 15,9 % et de 4 millions de voix depuis 2011. « Ciudadanos » (13,9 %) réalise une contre-performance. Malgré les efforts des médias et des capitalistes, nombre de ses électeurs potentiels ont fini par comprendre qu’il s’agissait d’un parti réactionnaire, une roue de secours de la bourgeoisie. Quant au PSOE, il a reculé de 6,7 % et de plus de 1,5 million de voix depuis 2011. Une section croissante de la population comprend que les problèmes de la société ne peuvent plus être résolus par les politiques « modérées » du PSOE, qui ne sont désormais qu’une version « modérée » de l’austérité.

La croissance de Podemos illustre cette volonté d’un changement radical. Créé en février 2014, il a connu une ascension fulgurante et arrive troisième à ces élections. Longtemps, les sondages l’ont placé derrière Ciudadanos. Mais après une phase de stagnation en 2015, Podemos est reparti de l’avant grâce à une campagne radicale, un discours clairement de gauche et des références à la lutte des classes – aujourd’hui et dans l’histoire du pays. Le rôle central d’Ada Colau, dirigeante des luttes anti-expulsions et maire de Barcelone, a symbolisé ce tournant de la campagne de Podemos.

La coalition « Izquierda Unida » (IU, fondée par le PC espagnol) recueille près d’un million de voix (3,7 %). Ce résultat doit être nuancé, car il ne tient pas compte de la Galice et de la Catalogne, où IU était dans une coalition avec Podemos. Alberto Garzón (IU) a mené une bonne campagne, très à gauche. Mais c’est tout de même le plus mauvais résultat de l’histoire d’IU, conséquence de décennies d’erreurs et d’aveuglements bureaucratiques de sa direction. Reste que Podemos et IU totalisent ensemble plus d’un demi-million de voix de plus que le PSOE.

Qui a voté pour Podemos ?

L’analyse des votes donne un instantané de la situation politique en Espagne. Podemos a obtenu ses meilleurs résultats dans les grandes villes, tandis que le PP et le PSOE conservent une base vieillissante dans les petites villes et les zones rurales. Podemos et ses alliés ont dépassé le PSOE dans les grandes villes – à l’exception de Séville et Málaga, bastions historiques du PSOE. Mais Podemos est aussi arrivé premier dans les banlieues des grandes villes, les « ceintures rouges » où sont concentrés les gros bataillons de la classe ouvrière. C’est aussi dans ces zones que s’est concentrée la forte augmentation de la participation, tandis que l’abstention n’a augmenté que dans les zones rurales acquises au PP ou au PSOE. Cela reflète l’esprit d’offensive du salariat urbain. Compte tenu de l’abstention, le PSOE et ses bastions ruraux ont été avantagés vis-à-vis des villes, obtenant 21 députés de plus que Podemos, malgré un nombre de voix à peine supérieur.

En Catalogne, En Comú Podem – qui regroupait Podemos et d’autres groupes de la gauche radicale – est désormais la première force politique en nombre de voix, sous la direction d’Ada Colau. La campagne d’En Comú a été très radicale et a abordé la question nationale sans ambiguïté. Elle a défendu le droit à l’auto-détermination de la Catalogne et a fait d’un référendum sur l’indépendance la condition de tout accord avec d’autres forces. C’est ce qui lui a permis de battre les nationalistes bourgeois d’Artur Mas, qui ont perdu près de la moitié de leurs électeurs. Comme nous l’expliquions à l’époque, la polarisation sur la question nationale, aux élections régionales de septembre dernier, masquait une polarisation de classe : beaucoup de jeunes et de travailleurs voyaient dans un vote pour les nationalistes un moyen de s’opposer au gouvernement de droite de Madrid.

Des coalitions vacillantes

La période à venir sera marquée par l’instabilité et les luttes. Il sera très difficile, pour la bourgeoisie, de mettre sur pied un gouvernement stable – c’est-à-dire capable de poursuivre la politique d’austérité. L’échec de Ciudadanos a balayé l’espoir d’une coalition PP-Ciudadanos disposant d’une majorité absolue. Il reste trois possibilités.

La première serait une « grande coalition » PP-PSOE. Ces deux partis ont déjà collaboré dans des gouvernements régionaux et bénéficient de la confiance de la bourgeoisie. Ils auraient une large majorité : 213 députés sur 350. Néanmoins, cela signerait la fin politique du PSOE, comme ce fut le cas du PASOK grec (après sa participation à un gouvernement de coalition avec la droite). Le régime bourgeois se retrouverait alors sans protection sur son flanc gauche. Il est néanmoins possible que les capitalistes poussent à un tel accord et gardent en réserve Ciudadanos. Des voix à la droite du PSOE poussent déjà dans cette direction.

La deuxième option serait un accord entre le PSOE et Podemos, qui devrait aussi intégrer d’autres forces de gauche pour disposer d’une majorité absolue (très courte). Plusieurs éléments rendent difficile un tel accord. Le PSOE s’est posé en adversaire d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne et de toute réforme électorale, deux points sur lesquels Podemos s’est fermement engagé pendant la campagne. De façon plus générale, le PSOE et Podemos disposant à peu près du même nombre de voix, le PSOE serait contraint de faire sans cesse des concessions à Podemos. La classe dirigeante y est fermement opposée et fait pression sur le PSOE contre un tel accord. Pour toutes ces raisons, un tel scénario est peu probable.

Enfin, la troisième option est un retour aux urnes dans quelques mois, dès que le PP se sentira assez fort pour espérer obtenir une majorité absolue. Mais c’est une perspective très incertaine et que redoutent les dirigeants du PSOE, car ils sentent bien qu’ils sont sur le déclin.

Ainsi, toutes les options sont mauvaises du point de vue de la classe dirigeante. En dernière analyse, cela reflète l’intensité de lutte des classes en Espagne. La bourgeoisie est sur la défensive.

Quelle voie pour Podemos ?

A présent, Podemos doit passer à l’offensive et placer le PSOE face à ses contradictions. Toute discussion avec le PSOE doit poser comme préalable l’abrogation des lois réactionnaires du PP et de toutes les mesures d’austérité. Un refus du PSOE exposerait le caractère pro-austérité de ses dirigeants. La défense du droit à l’auto-détermination devra également occuper une place centrale dans l’activité parlementaire de Podemos.

Selon toute probabilité, Podemos sera désormais le principal parti d’opposition. Il doit proposer aux autres forces de gauche (IU en tête) un front commun contre l’austérité. Ces 18 derniers mois, l’attention des masses était concentrée sur le terrain électoral. Mais face à un nouveau gouvernement bourgeois, ce sont les grèves et manifestations de masse qui reviennent à l’ordre du jour, comme dans les années 2011-2014. Podemos devra se placer à l’avant-garde de ces mouvements et utiliser sa capacité de mobilisation dans les rues.

Podemos a dépassé sa phase de stagnation grâce à un langage de classe. Pablo Iglesias et Ada Colau ont parlé de la classe ouvrière et du socialisme. Ils ont fait appel aux traditions révolutionnaires des peuples d’Espagne. Podemos doit continuer dans cette voie. La classe ouvrière espagnole est entrée en mouvement, mais elle a besoin d’un programme qui tire les leçons de l’échec de Syriza en Grèce. Un programme de transition vers le socialisme trouverait un écho chez des millions d’Espagnols et préparerait le terrain de la prochaine révolution espagnole.

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